#anthologie #27 | Elle, trois fois

C’est dans les choses. 
Elle ne peut pas faire comme si une chaise usée n’était qu’une chaise usée. Il y a eu, à un moment, une personne qui s’est assise dessus, y a ri, y a pleuré, y a vécu. La chaise a sa mémoire, comme le miroir sur lequel il y a encore la poussière, sur lequel il y a encore les empreintes de celui ou celle qui s’est barré le visage de honte, de peine, de dégoût, d’effroi. L’écho des voix sont dans les armoires. L’écho des rêves sont sur les tables rayées et l’écrasement des livres, c’est parce qu’il y a eu des gourmands qui les ont entassés. Même les bijoux jamais portés, qui attendent dans une boîte de velours fermée, ceux-là qui n’ont jamais vu le jour, ont l’âme manufacturée. Ils connaissent le silence mieux que personne. Nos âmes sont leur spectacle. Nos mains sont leur chenil.
(#13 | Les manettes )

Elle le racontera sans aucune nostalgie pendant le premier quart. En énumérant les faits: le temps, le nombre, les rues, la propreté, la senteur, les horaires dont elle se souvient précisément, l’ambiance générale d’un jour de semaine à Paris, quartier de l’Odéon. Un carrefour. Ça passe. En carré. Un carrefour n’est fait que pour amener ailleurs. Elle parle d’ailleurs longtemps de la signification du carrefour alors que jusque-là, ça n’a qu’un rôle minime dans l’histoire. Mais après-coup, c’est peut-être cette histoire de carrefour qui a tout déclenché, puisque c’est ce carrefour qui lui a donné la possibilité de prendre un chemin différent. Elle va parler du film, cette dernière partie qui ne se joue qu’à l’Odéon, ce film argentin de quatorze heures dont elle dira, à posteriori, qu’elle l’a vu trois fois en entier. 
(#9 | Les cendres)

Elle enlève tout. Depuis qu’elle a compris, elle enlève tout. Elle cherche encore dans sa pièce s’il reste là quelque chose d’inutile, un coussin, une lampe, une ampoule, un tissu qui sert de drap ou de plaid ou de serviette ou de torchon ou d’étouffement, une arme sans doute. Les fenêtres, elle garde. Le sol, elle garde. Les murs, elle garde. Elle avait tout prévu pour deux. Elle avait rempli et laissé de la place. Elle avait prévu pour plus. Mais les invités ne viennent pas. Dans sa vie, on ne s’installe pas. Dans sa vie, on la contourne. Ou bien c’est elle. Bien sûr c’est elle. Elle ne veut plus posséder car elle n’a personne à qui léguer. Elle ne veut pas encombrer de ses choses les personnes qui sont déjà pleines. Elle ne veut pas voir comme elle l’a déjà vu, dehors, dans la rue, à la merci de n’importe qui, de n’importe quoi, et du vent et de l’eau, et des chiens et des rats, à la merci du rien, ses choses de sa vie. Elle ne veut pas de cette misère-là. Alors avant que tout soit ridiculisé, elle enlève. Ne garder que ce qu’elle peut porter.
(#6 | Mon seul)

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