#anthologie #26 | c’est qu’au cinéma

Ici, tu sonnes une petite vingtaine de fois avant d’arriver à destination mais la sonnerie, tu ne l’entends jamais et la destination, tu ne sais jamais trop à quelle heure tu l’atteindras. La sonnerie muette résonne dans les fins fonds d’un bureau entouré de caméras où des costumes bleus veillent. Il y a toujours un bruit de fond, rarement des choses distinctes : le bruit des grands sacs cabas aux rayures bleues et rouges, le son de l’alarme quand « vous avez sonné » mais ce n’est pas toi qui sonnes, c’est leur appareil. Alors des fois, tu te retrouves en chaussettes car la fermeture éclair des bottines fait sonner. Autre bouton silencieux sur lequel tu appuies pour passer une autre porte, en revanche, un signal sonore t’avertit que la porte est ouverte sur l’intérieur. Une autre porte, encore et encore, les mêmes sonnettes silencieuses, tu ne sais pas si on t’a entendu ou vu, des fois tu attends longtemps, tu prends livre en attendant, la règle est de tuer le temps. Tu prends la lourde porte à deux mains, elle est lourde. Un petit pas pour tomber nez à nez avec une autre porte, même sonnerie silencieuse. Un guichet, on te donne un API, obligatoire, t’a-t-on dit, ça sonne aussi en cas de besoin. Tu ne dis rien, mais tu sais qu’en cas de besoin, le temps que les costumes bleus arrivent tu as le temps d’avoir quelques ennuis, mais tu prends puisque c’est obligatoire. Tu entends ces mots distincts avant de longer le grand couloir où le bruit de fond est prégnant. Ca sort d’une porte sur la droite dans un roulement de charriot vertical où s’entasse du linge, les hommes qui poussent le charriot sont d’une même couleur, ils te disent bonjour, toujours, on le leur a appris et un fil, ne serait-ce que ténu vers « l’extérieur » est toujours bon à prendre. Ca sort de la droite dans un roulement de tambour, ce sont les roues des poubelles qui sont poussées et tirées par d’autres habillés de la même couleur. Un costume bleu les accompagne toujours, pas de bruit de clés ici, ce n’est qu’au cinéma, tout s’ouvre et se ferme de façon électronique. Tu es au bout de ce couloir pour arriver à ce que tu as appelé le rond-point. Cinq portes avec barreaux composent le rond-point où un groupe d’individus attend l’ouverture de leur porte. Jamais ensemble, chacune son tour et parfois cela prend du temps. Ça crie, ça s’interpelle d’une porte à l’autre, ça passe les mains entre les barreaux, ça hèle les surveillants pour demander l’ouverture, ça discute, ça se fait des checks- c’est là que tu as appris à les faire sous leurs rires- 9h, c’est l’heure des embouteillages au rond-point, beaucoup sont « sortis » pour vaquer. Le bruit strident de l’ouverture t’avertit que tu peux traverser le rond-point et attendre l’ouverture de la porte qui donne sur l’escalier. Les « gars » ont déjà appuyé sur le bouton. Certains te connaissent, tu checks, ou tu serres la main, tu demandes comment s’est passée la semaine. Mais en arrière-plan sonore, toujours ce bruit de fond permanent qui agresse tes oreilles. Mots humains contre agression sonore. La dernière porte s’ouvre, tu en vois d’autres dans l’escalier qui sont là depuis la dernière ouverture. Tu les salues par leur prénom, ils font de même, tu les vouvoies, ils font de même. Pas besoin d’énoncer les règles, ça coule comme leurs paroles. On arrive enfin dans la salle où je vais être avec ceux qui auront pu sortir et ils vont s’exprimer dans le seul endroit où « on parle correctement ». Nous sommes à l’écoute les uns des autres, je peux commencer.
 

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