#anthologie #26 | sorte de suspension

Comme je l’ai déjà dit, Jude a longtemps fait route vers le sud. Il a mis bonne distance avec son lieu d’origine et accepté la mort de l’homme qui était son père et qu’il a dû ensevelir dans un fossé de neige. Il a connu le froid, affronté la guerre, franchi des frontières, connu des pays. Il a acquis une réelle connaissance du jour et de la nuit, de tout ce qui surgit à mesure qu’on avance et qu’on est une créature libre. Plus que jamais il demeure aux aguets tel loup en chasse, sens aiguisés par l’expérience longue. Il est animal tendu au vent et sensible à toutes sortes de rumeurs quand il en arrive à ce point de lumière, à ce point de rencontre.

Elle est là, oui elle est là déjà dans son champ de vision. Il ne sait pas comment elle y est entrée. Il lève la tête et il la voit. Elle s’est arrêtée de marcher et de penser, elle est comme stupéfaite. Aucun froissement d’herbe ni glissement de caillou. D’ailleurs il semble qu’en cette seconde précise où leurs regards se croisent, les bruits se sont suspendus quelle que soit leur nature, crissements de carapace absorbés dans l’humus, bêlements assoupis, roucoulades brisées des tourterelles, rapaces planant si haut que leurs cris se sont perdus au bord des précipices. Peut-être un très lointain murmure en provenance de la terre même : craquements liés à ses matières sourdes et instables, grondement d’abysses à peine audible, grincements frottements soulèvements issus de l’obscur et de la mémoire, mémoire d’une autre femme au visage abrité au chaud des entrailles. Ensemble les deux corps commandent l’univers, réclament l’immobilité, se nichent dans le silence brutal pour mieux se happer se rencontrer se parler, une sorte d’état de grâce depuis la plante des pieds jusqu’au sommet du crâne. Et ils se parlent ainsi, on n’entend pas les mots, pourtant ils se parlent à travers l’espace qui les sépare encore. Pas besoin de mots. Rien que vibration, tension. Et ça va durer longtemps, on ne sait pas trop, ça va durer le temps qu’il faudra pour que rien ne soit plus comme avant. Dans le moment où il accomplira le premier pas vers elle, le concert assourdissant du monde reprendra son cours et les bruits se propageront à nouveau dans les arbres, s’organiseront en tumulte fleuri par les conversations des hommes qui travaillent dans les vergers au proche, s’invectivant et criant pour se comprendre. Elle et Jude n‘en auront que faire, ils auront inventé leur silence.

(tordre la consigne pour la faire plier à l’aune du projet en cours)

A propos de Françoise Renaud

Parcours entre géologie et littérature, entre Bretagne et Languedoc. Certains mots lui font dresser les oreilles : peau, rébellion, atlantique (parce qu’il faut bien choisir). Romans récits nouvelles poésie publiés depuis 1997. Vit en sud Cévennes. Et voilà. Son site, ses publications, photographies, journal : francoiserenaud.com.

12 commentaires à propos de “#anthologie #26 | sorte de suspension”

  1. Point tordue, à mon avis. Ils sont tous là, les bruits, même en négation. Magie de l’écriture et de cette rencontre. Et c’est très beau !

    • autant aller fouiller là où ça me sert, c’est ce que je me suis dit…
      merci Helena

  2. .. on avance dans l’histoire de Jude et là on est avec le bruit d’un moment de  » tension, vibration » de sa vie…dans le silence des mots que tu rapportes, toi, avec une sacrée délicatesse, merci!

    • mais encore heureux ! et ça me fait plaisir ce « tu », tu as bien fait…
      merci pour tes lectures et aussi pour les échos et les rapprochements…oui, je creuse l’histoire commencée déjà dans un autre cycle il y a peu, après je verrai bien ce que j’en ferai
      merci Eve…

  3. Un beau moment tendu entre les personnages, et cette description des bruits qui sont et ne sont pas est très belle. Merci Françoise

  4. Merci pour cette rencontre harmonique où les deux sont le réceptacle des bruits du monde ou animaux, végétaux, hommes sont convoqués. Un moment de poésie vraiment. Merci.

    • heureuse que cette prose t’ait paru tirer vers la poésie…
      comme une envie de trouver l’accord parfait !
      merci de ta visite, Carole

  5. Heureuse de retrouver Jude dans sa vie qui avance. Douceur et poésie. Il l’a bien mérité.
    Toujours admirative de tes descriptions qui frémissent et scintillent sur mon écran.
    Merci Françoise. .

    • oui, il a mérité cet espace soudain de douceur dans la blancheur magique des cerisiers en fleurs, mais il n’en a pas fini avec le mauvais sort…
      à suivr
      merci chère Marie pour ta présence

  6. C’est un beau texte, de bruits suspendus, en tension et douceur.
    (la torsion, ou disons l’appropriation de la consigne, c’est l’essentiel pour servir un sujet /projet)

    • il peut en effet y avoir de la douceur dans la tension, rien de contradictoire
      tension du texte, tension des corps et des sons
      merci Perle