Il est 2 h00 de matin, Oran est calme , Louiso ,10 ans , va chercher son père pour le rentrer jusqu’à la maison. II fait nuit noire . Le clair de lune laisse quelques lueurs pour que l’enfant se repère dans les ruelles sombres. Tout le monde dort. Les lumières de la ville sont éteintes. Le fils marche vers le père, seuls ses pas résonnent et lui reviennent en échos . Il n’a pas peur mais quand-même. Ces derniers temps , il y a eu quelques agressions dans le quartier . Des coups de couteaux qui s’enfonçent brusquement dans des corps dans le surgissement d’une violence inconnue . Louiso se rassure, personne ne s’en prendrait à un aveugle et à son enfant, ils sont trop connus dans le quartier. Louiso fait l’expérience de l’obscurité, de la non-voyance. Il aime ça, il se rapproche de plus en plus de son père. Il casse une petite branche d’arbre mort sur sa route et s’en fait une canne.
Oran dort. Quelques bruits parviennent aux oreilles de l’enfant. Le bruissement des feuilles sous le vent du soir, le craquement des arbres secs. Comme toutes les rues d’Oran descendent à la mer, les vagues qui s’échouent sur la plage font remonter leurs clapotis qui se mêlent au ressac qui vient heurter sur les quais du port. C’est là que commence son morceau de jazz aux tintements légers des cymbales caressées par les baguettes… son oreille d’enfant arrive à déceler plus loin encore, le bruit des voiles de bateaux, des cordages, et des poulies de ponts qui l’emmène vers des pays lointains… intro de la symphonie des départs… Bing- tac, Bing- tac . Bing-tac…. boum!
Il traverse la place déserte et les hommes des cafés ramassent table et chaises du dernier service. Tout le monde se dépêche ; il est tard , il passe devant la terrasse de l’Hôtel Saint Georges où les serveurs ont hâte de finir leur service. Louiso entend le bruit des colonnes de chaises qu ils entassent à la va-vite. Le grincement des tables que l’on traine sur le sol . Le ralle des serveurs après une journée d’agitation et de travail sous la chaleur…Le crissement de la manivelle qui remonte le store-banne. Le patron qui s’esclaffe et hurle sur l’apprenti qui coince systématiquement le store jusqu’ au jour … c ‘est le bruit sec du déchirement du tissus rayé …viré, Paf ! un coup de pied au cul..
Louiso déambule avec sa canne-branche. Le bruit de ses pas qui glisse sur le pavé sablé et de sa canne qui rythme « un , deux ,tac, un deux , tac, un deux tac » ce serait presque l’ intro à la percu d’un mouvement de Jazz. Ferme les yeux, s’arrête. Se rapproche de l’expérience de l’obscurité la plus complète et de la musique qui fait battre son coeur. Quand il réouvre les yeux, les derniers cafés ont éteint leur lumière . Les pas des étudiants fêtards du Café de l’Université se sont éloignés . Pourtant un petit groupe s’est assis sur le banc devant le monument aux morts. Certains titubent encore… Eructations, exclamations , non-sens, profusions d’onomatopées … puis c’ est le bruit de verre de bouteille cassée sur le sol, il préfère changer de trottoir . Personne ne peut le voir, l’ obscurité le protège ; il ne craint rien. Il relève et finit par jeter sa canne-branche et marche sur la pointe des pieds, il préfère jouer à « l’homme invisible ». Il est seul dans la nuit , il continue sa marche vers son père ; il sait qu’il est bientôt arrivé , il connait le chemin comme s’ il pouvait y aller les yeux fermés justement.
Henry attend sur une chaise . Il est là, en costume sombre chemise blanche et lunette noire. Exactement comme un joueur de jazz qui lui rappellera son père des années plus tard. Il est assis avec son violon sur les genoux et sa canne blanche dans la main. Elle reluit sous la lune.
Il lui chuchote quelques mots à l’oreille. Son père gronde et vocifère sans contrôler son flot de paroles dans une voix rocailleuse imbibée d’alcool.
Ils repartent un deux-tac, un deux , un deux-tac, un deux…
Ce que l’on craint dans le calme d’une ville qui dort et ce qui bruit de la vie de la nuit… On entre dans Oran en même temps que dans la vie de Louiso, merci !
C est la première fois que j’entre dans sa vie …merci!