#anthologie #25 | carnet en cours

La première odeur dont je me souvienne, c’est celle de la mer. Fortement liée à sa rumeur, algue sable sel.

L’odeur du jardin pris de rosée au matin.
L’odeur des herbes sèches sous une pluie forte. Du foin coupé. Du jasmin. Du chèvrefeuille à l’orée de mon bureau.

L’odeur du béton, de la poussière, de l’urine sur le béton, des punaises prises dans les rideaux, des cadavres d’insectes.

L’odeur du cirque, de la barbe à papa, de la réglisse.

L’odeur de la blessure, du sang, de la chair infectée qui peine à guérir. L’odeur de l’hôpital, des produits désinfectants, des couloirs sans fin qui bordent des chambres où l’on meurt. L’odeur fétide du marécage.

Il y a les odeurs anciennes attachées aux souvenirs et aux lieux, lieux dans les maisons ou dans les jardins, lieux dans les villes. Je me souviens en Inde avoir traversé des cloaques sur les rives de la Yamuna, les villageois engraissaient les champs avec des excréments humains, l’atmosphère était atroce, impossible à supporter, même avec un linge sur le visage.
Et il y a des odeurs de maintenant dans la cuisine, courgettes au paprika qui s’amollissent dans le ronronnement du four, mie du pain aux graines de lin, peau de la mangue qui demeure sur les doigts.

L’odeur de mon corps. L’odeur de l’aisselle, de l’intérieur des oreilles. L’odeur de ma sueur. L’odeur des autres corps. L’odeur du mensonge, de la peur, du désespoir, du regret parce qu’on aurait pu faire autrement, pas pu dire autrement, pas su se taire, l’odeur qui échappe aux mots qui voudraient la décrire.
Quelques-unes de mes odeurs préférées : amande douce, caramel, café moulu, anis écrasé.

Et ton odeur à toi, à l’origine des cheveux, tabac et savon doux dans le cou, ton odeur ruisselante et unique au sortir des déferlantes.

(extension variation récit, prendre le risque de l’insérer ici profitant du jour libre)

Y avait-il eu une odeur au commencement de leur histoire à eux ? je suis prête à le croire. La sensation d’attraction qu’ils avaient ressentie la première fois était si forte qu’une composante olfactive avait dû concourir à la rencontre d’autant que ça s’était passé au bord de la ferme. Un vent de printemps balayait la campagne, ébouriffait les bois. Les cerisiers resplendissaient. Il y en avait trois groupés en arrière de la grange. Leur blancheur remplissait l’espace, couvrait le bleu, abolissait le passé. Rien de frappant à poser le nez dessus, pourtant une odeur subtile un peu crémeuse, une odeur de blanc, prenait vite le relais, rafraîchissait le vent. Et ce jour-là c’est de la mémoire que cette odeur se jouait tant elle prenait de la place dans le présent, gagnait en altitude, enveloppait les corps qui passaient. Le parfum émanait de la couronne des arbres. Il sublimait l’air, frôlait le paysage. Il rendait attentifs les corps en suspens,

son corps à lui qui débarquait aux portes du domaine dans ses vêtements longtemps portés pour réclamer du travail,

son corps à elle qui gagnait la hauteur du coteau, panier à linge sur la hanche, pour rejoindre l’étendoir en ce moment du jour où le monde est le plus grand.

Je sais que la couleur blanche des fruitiers transformait le paysage et que le parfum doux qui se répandait à l’entour, avait joué dans les regards qu’ils s’étaient échangé à distance. Sur la peau de Jude, l’odeur du voyage et de la fatigue accumulée au cours de ses mois de bohême. Elle l’avait perçue quand il s’était rapproché, de même la note de suint, de fumée et de bois brûlé qui imprègne si facilement la laine, mais il y avait autre chose, un rien de poivré, de piquant, un parfum attaché à sa peau d’homme du Nord qu’elle allait aimer plus que tout, qui serait sa joie, volatile, éphémère.

A propos de Françoise Renaud

Parcours entre géologie et littérature, entre Bretagne et Languedoc. Certains mots lui font dresser les oreilles : peau, rébellion, atlantique (parce qu’il faut bien choisir). Romans récits nouvelles poésie publiés depuis 1997. Vit en sud Cévennes. Et voilà. Son site, ses publications, photographies, journal : francoiserenaud.com.

22 commentaires à propos de “#anthologie #25 | carnet en cours”

  1. Odeurs d’hier et d’aujourd’hui, odeurs des corps, de ton jardin qui se heurte au béton, à la ville, mauvaises odeurs (je crois les avoir oubliées !)… oui c’est un carnet en cours, on va pouvoir nourrir tout ça au fil du temps. Et cette rumeur de la mer qui ouvre ton texte et les déferlantes qui le clôturent… (j’ai un tic quand je lis tes textes, Françoise, tu sais ce mouvement de bouche pour dire qu’on est épaté. J’aime vraiment ton écriture (déjà dit ?). Je t’embrasse.

    • merci à toi, Brigitte, grande prêtresse « paumée » mais pas tant que ça…
      me suis risquée finalement à ajouter l’extension écrite un peu par erreur (j’avais pas écouté la consigne sur Ryoko jusqu’au bout… et finalement je me débrouille pour retomber sur mes pieds…)

  2. « ce moment du jour où le monde [est] le plus grand » j’adhère (avec ou sans panier de linge) ainsi qu’à l’odeur de la rumeur de la mer et l’odeur (raccourcie) de bohême : merci Françoise de nous ouvrir les poumons

  3. Merci Françoise pour ce texte qui sent;) Je découvre ton écriture réellement à travers cet atelier, tes textes sont d’une grande richesse et toujours un vrai plaisir à lire; il y a une sensibilité funambule qui me fait écho;)

  4. J’aime beaucoup cette plongée dans le récit dans laquelle tu te risques. C’est beau tes phrases qui me subjuguent toujours autant. Joie d’être enfin à jour et de pouvoir prendre le temps de lire vraiment tes textes.

    « Et ton odeur à toi, à l’origine des cheveux, tabac et savon doux dans le cou, ton odeur ruisselante et unique au sortir des déferlantes. »
    et  » (…) pour rejoindre l’étendoir en ce moment du jour où le monde est le plus grand. » Magnifique… Merci Françoise pour la littérature

    • je suis contente que tu sois venue…
      et cette variation évidemment en fonction de mon livre en cours… c’est vrai que j’ai hésité car c’était un peu hors du carnet et puis finalement non !
      heureuse de te lire, Helena

    • en ce moment où je te réponds, cette forte odeur de terre chaude après une belle averse très attendue… tout se met à respirer et toutes les odeurs s’assemblent pour sortir de terre
      ma porte est grand ouverte…

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