Ce ne sera pas des figures de gens au hasard, des gens que j’aurai côtoyés ou que j’aurai récemment inventés. Ce sera eux, je veux dire elle et lui. Elle et Jude.
Parce qu’ils sont nés du domaine où je vis. Ils ont lentement émergé du paysage d’ici comme une brume, comme une sueur. Ils sont issus de mon histoire personnelle et de ces mois d’installation durant lesquels je suis restée reliée au pays et ai recomposé l’histoire du lieu. Ils sont nés aussi des fissures de mon être profond et des faits qui ont influencé mon caractère. Elle. Elle m’est apparue un jour dans la cuisine, rien qu’une fois. Je continue de courir après sa silhouette comme on souhaite revivre un miracle en direct. Elle n’a toujours pas de nom. Lui, Jude. Il s’est extirpé du monde de la forêt et des grands feux allumés dans les vergers pour prévenir des dégâts du gel au printemps à la façon des esclaves de Michelangelo qui se dégagent du limon. Quand je l’ai vu à l’orée du bois, il était splendide. Quand je l’ai vue elle dans la cuisine elle est déjà vieille. Même si ça n’a duré qu’un instant, j’ai pu reconnaître toute la tension de sa jeunesse et les contours survivants de sa beauté. Ainsi elle dort ce jour-là.
Jude est près d’elle. Ils sont couchés dans la prairie l’un au long de l’autre. Personne ne peut les surprendre ni contrarier la paix qui s’est instaurée sous ce ciel où déferle de vastes nappes blanches. C’est au printemps de leur rencontre. Les créatures de la prairie poursuivent leurs tâches sans se préoccuper d’eux. Les fruitiers poussent leurs premières fleurs. Aucune menace d’orage. Ils sont en accord intime et ils dorment comme au jardin d’Éden dans un relâchement qu’ils n’ont jamais connu. Peut-être est-ce l’unique moment où le bonheur les occupe entièrement. On n’entend que le vent et le piaulement des petits oiseaux de proie.
Il aurait fallu que je réveille Jude pour qu’il la contemple dans cet état, les bras repliés sous la tête, lovée comme un chat au plus proche de son corps d’homme. Il n’est pas question de nudité, de dévoilement de la chair, non. Plutôt de contact, de fusion, d’extrême abandon comme au milieu d’une guerre après un élan passionné. Chevelure défaite, buste blanc et moelleux, lèvres boudeuses. Elle a le visage tourné dans sa direction, elle ne rêve pas, elle dort. Lui aussi dort profondément, une main posée sur sa blancheur à elle, l’autre sur son cœur. Il a accompli un long voyage pour la rencontrer. Son visage serait impossible à peindre tant il dégage de lumière. Je n’ai pas le désir de les déranger ni d’en dire davantage. Nul besoin de phrases, d’intrigue. Le ciel suffit à les couvrir et le sommeil leur donne à survivre.
l’unique moment où le bonheur les occupe entièrement…. cet instance est si difficile à capter, à capturer pour le mettre en mots, à leur place, pas à côté. Ils le sont et les Elle et Jude prennent leur juste place dans cette histoire personnelle…
j’ai fait en sorte qu’ils s’endorment pour mieux les voir !…
merci Eve pour tes mots
Magnifique ! Qu’il est beau cet « unique moment où le bonheur les occupe entièrement », la justesse la force de cette expression… Ils viennent de plus en plus à la vie, ils émergent dans leur nécessité à exister. Merci Françoise
oui, je sais que tu les traques, mes personnages du pays aux 1000 taillis, et je les vois très bien à présent, y’a plus qu’à boucler le roman !! enfin ça va prendre du temps
salut chère Muriel et te retrouver…
Ils sont émouvants ces deux là, « émergés du paysage », un très beau texte Françoise. Merci
paysages et créatures s’accordent la plupart du temps, du moins en milieu naturel ! et voilà ce qu’il en est de ces deux-là, devenus mes personnages depuis un certain temps
merci pour ta visite, Isabelle, merci…
Françoise, c’est MAGNIFIQUE. Que te dire d’autre ? Ces personnages qui viennent à nous, oui, les laisser vivre encore sans trop de mots posés sur eux… Merci, vraiment, merci !
c’est cela, les alléger au contraire, faire en sorte qu’ils décollent du sol et abandonnent leur charge un moment pour que la fatigue les lâche… en ces temps-là il n’y avait jamais de repos…
Merci pour ta chère fidélité, Marlen
Plaisir à te lire de bon matin. De retrouver ces personnages rencontrés dans d’autres textes. Et l’épaisseur du temps si présente. Lui jeune, elle aperçue vieille dans la cuisine, les retrouver ensemble dans ce moment d’abandon, de bonheur, dans la jeunesse de leur amour.
Et toujours ta belle écriture. Merci.
ça alors, toi qui n’a pas une seconde, tu trouves le temps aux aurores de venir visiter ! touchée vraiment…
en effet je poursuis autant que possible l’exploration à travers ces deux-là et les paysages dans lesquels ils évoluent, même si je ne suis pas sûre d’utiliser tous ces aspects…
cela dit, la scène de l’abandon devait s’écrire un jour…
merci à toi, chère Françoise, pour ta chouette attention !