Lever du jour, des nuages sombres s’écartent laissant passer la lumière, les fantassins par milliers, debout dans leur forêt de lances, attendent silencieusement l’ennemi sur l’immensité glacée du lac Peïpous. Les cordes de Prokofiev, sur des sons tenus graves, donnent des coups d’archets menaçants. Les soldats en armure, minuscules humains sur l’étendue de glace et de ciel, scrutent l’horizon vide tandis qu’on entend dans le lointain un murmure s’approchant : le chœur des chevaliers teutoniques. L’homme qui était en apnée à mes côtés, sa tête affaissée sur le buste, émet brusquement un reniflement sonore et redresse son torse. Quelques secondes. Puis il recommence à dodeliner, se redresser, dodeliner, s’affaisser, je m’accroche à Prokofiev, ce thème de trois notes descendant vers la destinée, la glace le ciel, les lances oscillant, le prince Alexandre à vingt ans, soudain une pétarade à mes côtés, démarrant sur une brutale aspiration nasale, poursuivie d’une cascade irrégulière d’air, de lèvres molles roulées, d’inspirations saccadées, de fond de gorge bouche ouverte, entre apnée, expiration sifflante et jeux de résonateurs buccaux. Je ne vois pas son visage de dormeur, je n’ai pas envie de le voir, je ne connais pas cet individu qui m’avait déjà fait ce sketch du dormeur au film Carmen de Francesco Rossi.
Nous voici au concert d’Indochine, vue sur la mer depuis le haut des gradins, devant nous sur la pelouse une mer humaine de danseurs debout, joyeux, heureux, forêt de bras nus s’agitant en l’air au rythme de la grosse caisse, hurlant Moi je veux vivre, Vivre, Vivre,Un peu plus fort, et voilà que brusquement l’homme à mes côtés dodeline, s’affaisse, se met en apnée, à quoi rêve-t-il, déchaînement des percussions et de la basse, décibels occupant la nuit jusqu’aux étoiles, début de l’été, râle en reprenant son air, du moins je le vois, car là je ne l’entends pas. Je voudrais bien descendre danser, mais l’homme qui dort peut brusquement tomber de sa chaise en forme de coque, sans accoudoirs, et j’ai encore ce qu’il faut d’humanité pour renoncer à danser, bien que oui, je chante très fort et plus fort que tous Moi je veux vivre, Vivre, Vivre,Un peu plus fort, et là, il se réveille, regarde la scène embrumée de rouge de bleu et de fumée, me regarde, se redresse, croise ses bras, et lutte, car il sent peut-être le vent tourner.
… merci pour ces images de dormeurs de concert! c’est drôle et remuant…ces endormissements qu’on attend pas.. là et dont on fait quelque chose… la preuve très beau texte!
Incroyable ces dormeurs ! La place qu’ils prennent alors qu’ils s’absentent dans le sommeil. Plein d’humour.
Merci
Merci Françoise pour ce résumé extrêmement bien formulé! Je garde!