Le Belvedere est à dix minutes de chez moi. De mon chez moi d’antan. Il y a tout ce que j’aime. Un parc sauvage, des allées civilisées, des fontaines, des escaliers, un palais et des musées. A chaque visite, il faut que j’y aille. Sinon il y a comme un manque. La vue à travers le portail en fer forgé. La montée sur l’escalier à gauche. La terrasse avec le sphinx. Le palais baroque, moins grand que le palais de Sissi, l’impératrice, mais très beau. Plus intime. Façade blanche percée de deux rangées de fenêtres. Toits verts tarabiscotés brillant au soleil. Deux étages et un large balcon soutenu par des colonnes blanches. En contournant le palais, l’autre façade blanche identique qui se reflète dans le bassin rond devant lui. Impression de blancheur, de lumière, de calme et de sérénité.
Autrefois, il y a bien des années, le paysage était bondé. Il y avait foule partout. Sur les marches, autour des fontaines, au pied des ifs, sur les placettes en gravier. Nous y étions, tous les quatre, place de choix au pied de la terrasse, juste devant le balcon. Mes parents nous avaient amenés, poussés en avant, encore et encore, pour bien voir ce qui allait se passer. On ne parlait pas politique à la maison et on ne savait pas ce qu’on allait voir. Ou si on nous l’avait expliqué, ça ne nous avait pas marqués. J’avais une jolie robe à rayures que ma mère avait cousue. Il faisait chaud pour un jour en mai. Les gens se serraient, attendaient. Je ne voyais plus mes frères. Sur le balcon, ça bougeait. Des hommes en complet noir, sérieux, sortirent, se congratulèrent, congratulèrent la foule. Et la foule applaudit. Nous aussi, on battit des mains. Il y avait des cris et des clameurs. Sur le balcon, on leva un grand livre, on montra ce livre dans toutes les directions, les cinq ministres signèrent un texte, serrèrent les mains, s’embrassèrent. Car c’étaient les ministres des forces occupantes alliées, États Unis, URSS, France, Royaume Uni et du gouvernement autrichien qui signèrent ce jour-là le Traité d’État autrichien, concernant le rétablissement d’une Autriche indépendante et démocratique, traité signé à Vienne le 15 mai 1955, qui rendit au pays sa liberté et sa souveraineté dix ans après la fin de la guerre, à condition d’assurer sa neutralité aux autres puissances. Nous étions aux premiers rangs, nous avions tout vu de près, nous pouvions raconter ce que nous avions vu.
Bien des années après, pour l’anniversaire des vingt cinq ans du Traité d’État, un journal sortit un numéro spécial consacré à cet événement. Sur la première page, une photo géante et sur cette photo, nos quatre portraits. On nous reconnut, on nous aborda, on avait bien grandi et on avait compris l’importance de cette journée. Mais encore aujourd’hui, je me pose cette question : ce que j’ai en mémoire, ce que je raconte, est-ce mon vécu d’alors, ou est-ce cette photo qui a m’a fait revivre ce jour-là ?