Fin mai 19441
Un café sur une route entre la Normandie et l’Anjou. 2Je suis attablé pour prendre de la chicorée en attendant le plat de topinambours3 et des œufs sur le plat. A la campagne, on ne se débrouille encore pas trop mal avec les poules4. Il est entré après avoir laissé son vélo5 contre le mur extérieur du café. Je l’ai aperçu à travers la vitre embuée et les rideaux à carreaux rouges et blancs. Il a demandé si c’était possible de prendre son déjeuner et a présenté des cartes de rationnement. La patronne lui a répondu que c’était possible et lui a désigné la table qui jouxtait la mienne. Il n’avait pas l’air d’un paysan du coin. Plutôt bien habillé, il a enlevé ses pinces à vélo et s’est assis. Du genre taiseux6, il a regardé lui aussi par la fenêtre ne cherchant pas à lier conversation7. C’était sans compter sur la patronne qui lui a demandé s’il était en vacances. Je l’ai regardée pour voir si elle plaisantait mais non, la question était sérieuse et chose encore plus incongrue il lui a répondu qu’il était en vacances car les examens de licence avaient été avancés en mai. « Vous allez loin comme ça avec votre vélo ? » a-t-elle continué. Courtoisement, il lui a répondu qu’il rejoignait la maison familiale à Saint Florent. La distance était de 306 km, c’était son deuxième jour. Et il a tourné la tête pour lui faire comprendre qu’il ne souhaitait pas continuer davantage la conversation ou l’interrogatoire. Il a sorti une carte du coin de son sac8 et l’a étalé sur la table en attendant d’être servi. Assis, penché sur la table, les deux mains appuyées à plat sur la carte il est resté ainsi comme dans une immobilité hypnotique. 9Nous avons sursauté tous les deux à l’annonce tonitruante que ce serait prêt dans cinq minutes. Il a rangé la carte dans son sac et en a sorti alors un livre qu’il avait déjà parcouru si j’en croyais la couverture un peu abîmée aux coins. Les Falaises de marbre d’Ernst JÜnger. Je ne connaissais pas cet auteur mais vu le nom il fallait être un peu fou ou collabo pour lire un tel truc. Il semblait détaché de toute considération extérieure. 10Je ne le savais pas encore mais il avait brûlé ses papiers communistes et il venait d’être inquiété car son passé l’avait rattrapé. Seule l’intervention du doyen l’avait sauvé. La patronne est arrivée et lui a déposé l’assiette devant lui. Il l’a remerciée, a rangé le livre dans sa besace et a jeté un nouveau coup d’œil vers la brume 11pour humer l’air du temps.
1J’ai regardé dans La Pléiade car je ne me rappelais pas exactement du mois de son départ de Normandie où je ne sais plus où il dit avoir senti le vent de l’Histoire. Il a eu le nez fin de quitter Rouen un mois avant quand on sait comment la ville a été bombardée
2Je suis restée vague et me suis dit qu’il n’aurait pas apprécié que Saint Florent le Vieil soit assimilé à l’Anjou, c’est une place vers la mer, au bord de la Loire, sa maison donne sur le fleuve. Il a baigné dans une atmosphère aqueuse dès son enfance
3Les topinambours, c’est un clin d’oeil pour mon père qui inlassablement quand on demandait à ma mère ce que l’on mangeait répondait : des topinambours, il est né en 1938
4Encore une référence à ma famille paternelle, mon grand-père braconnait pour manger et survivre car il s’était échappé alors qu’il était en route pour l’Allemagne, il est revenu en Anjou à pied et a dû se cacher pour mieux surveiller ma grand-mère… Jalousie quand tu nous tiens
5C’est dans la Pléiade
6On ne le voit pas sourire sur les photos mais il n’appréciait pas les journalistes et leur brouhaha
7C’est comme cela que je me l’imagine, ou c’est un souvenir raconté par un de ses codétenus, PG qui raconte qu’il était du genre secret, il n’a d’ailleurs jamais écrit sur sa détention ou pour dire qu’il avait eu froid, faim etc comme beaucoup et tournons la page
8Il était prof de géo et passionné des cartes, un ami m’avait raconté l’avoir vu à Paris rester en observation devant une carte du métro, absorbé
9J’aime beaucoup ce passage qu’une prof de 3ème nous avait fait apprendre par cœur, elle respire le silence
10Les bruits du dehors ne l’atteignent guère, il avait fait ce qu’il fallait pour éviter d’être pris comme communiste, avait rompu avec le PC à l’annonce du pacte germano soviétique et détestait tout ce qui s’apparentait à un groupe
11Souvenir du Rivage des Syrtes