Sur la photo de classe tu as l’air d’une chipie, les pieds non pas alignés comme les autres pieds devant les chaises, mais sur la pointe, prêts à bondir. Tu as la tête penchée, tu fais la moue du bout des lèvres, les photos de classe en quatrième tu t’en foutais. Tu portes une chemise d’homme à carreaux, tes cheveux blonds très fins sont en désordre, tu ne te peignais pas, tu te rongeais les ongles des pieds, tu fumais des gauloises. « Normal m’a dit ma mère, à l’époque on fumait des gauloises, dans les boutiques dans le métro en cours au travail dans les cafés, et quand un gosse piquait dans le paquet, on ne disait rien. Tout le monde fumait des gauloises et les soldats recevaient leur paquet par jour au service militaire. » Dommage pour le non fumeur mais il fallait s’y mettre. Comme nous à 13 ans.
A vingt ans quand je t’ai croisée rue Gaston Imbert devant chez tes parents, tu avais la même silhouette avec les pieds en dedans et les cheveux mal peignés SAUF ce rouge à lèvres rouge vif et cette veste courte en fourrure blanche qui soulignait ta taille. Pourtant tu haïssais les jupes le maquillage les parfums et toutes ces images de la féminité. Quelque chose d’anormal t’était arrivé. Tu n’étais pas devenue celle que tu étais, « deviens ce que tu es » était pourtant écrit sur ton sac et ta trousse à douze ans, tu étais devenue une autre.
Comment fait-on pour devenir une Autre ? Comment fait-on ou comment nous fait-on, dévier ? Comment une adolescente devient-elle une pute dans une famille bourgeoise, à deux pas de la place des Vosges ? Dans les combats politiques tu menais tout le lycée, tu faisais imprimer des tracts au local de la ligue communiste alors que tes parents étaient militants bien installés au parti socialiste. Tu avais quatorze ans. On s’attendait à une vie intellectuelle dense. Après je te perds. Tu dérives dans des expériences sexuelles à plusieurs, des drogues de plus en plus dures, quelqu’un a dû te repérer. Quelqu’un a dû en profiter. Ni Marx ni Trotski ne t’ont sauvée.
Dans cette rue Gaston Imbert, avec ce quadragénaire qui te suivait, tes petits yeux noirs ont croisé mes yeux gris. Nous nous sommes reconnues, le regard était trop loin pour que je le saisisse, prise par la sidération de ce rouge à lèvres si vif, prise par les six années de distance, et par immédiatement ce que j’ai vu : tu travaillais. Tu ne pouvais être dérangée par ma rencontre. Ce regard que tu as détourné, disait que nos mondes étaient séparés, à distance définitivement infranchissable: tu étais à trente mètres. Tu ne pouvais t’attarder à me regarder, tu glissais vers l’autre rive et sans doute le savais-tu.
Mais tu me regardes toujours.
Et je ne sais pas quoi faire de ton regard.
Bien aimé vos quatre « photos » pour décrire un parcours de vie. Merci.
Merci Emilie!
Tellement là, jusque dans son évitement qui vous regarde en face (.., et toutes ces gauloises bleues dans nos mémoires ) merci pour ce portrait de Laure .
Merci Nathalie de ce retour si proche du personnage.
Mazette, qu’il est fort, ce portrait!
Merci Natacha de me faire sourire!
Oui très beau émouvant et poignant portrait.
Merci. Très touchée.
Merci Marie!
Je viens de lire une nouvelle. Tout passe par le regard. Merci !
Merci Cécile!