Vérifier que toutes les pièces sont bien ordonnées dans le dossier. En relire une ou deux, souligner un mot, surligner une phrase. Ranger le dossier avec la robe en boule, dans le sac devant l’entrée. Se coucher tard. Se lever tôt, faire couler l’eau froide sur la peau, faire chauffer l’eau du thé, s’habiller, prestement, avaler deux gorgées. Partir, vite, pour arriver en avance. Toujours arriver en avance. Ne pas se faire piéger par un embouteillage, un barrage, une panne, un accident. Ne pas risquer que l’affaire soit passée, radiée. Bouton d’ascenseur, premier sous-sol, clef de voiture, ceinture de sécurité, du jazz en boucle, et le dossier dans le sac, tout à côté, côté passager. Passer par la place de l’Étoile, les Champs Élysées et au bout la place de la Concorde, suivre les quais, en sortir pour tourner sur le Pont Neuf. Place Dauphine, ses arbres au calme. Parking, premier sous-sol, couper le contact. Plus de son. Une image, un ring et des gants de boxe. Prendre le sac sous le bras. Dehors, respirer, fort. Longer le quai des Orfèvres, ses fourgons de police en rang d’oignons, la porte en acier blindé de la Maison d’Arrêt de la Santé. Regarder l’heure. Un thé citron et un croissant vite engloutis à la Brasserie en face des grilles aux pointes acérées du Palais de Justice. Passer par un accès réservé, contrôlé. Présenter la carte professionnelle écornée avec dessus une photo démodée, saluer le jeune policier filtrant les arrivants.
Monter les marches en marbre deux à deux, sentir que le corps se réveille, regarder l’heure. Aller s’asseoir sur un banc de bois noir dans la grande salle des pas perdus. Se sentir seule et investie, donc seule. Sortir le dossier du sac, relire quelques pièces de l’adversaire. Laisser venir l’angoisse, la peur de l’oubli d’un mot, d’un argument, d’une preuve, d’une loi. Respirer, fort. Regarder l’heure, chercher le numéro de la salle d’audience. Pole 4 chambre 2 de la Cour d’appel. Ranger le dossier, vérifier que la robe, chiffonnée, ne s’est pas dérobée. Se lancer. Longer les galeries des juges d’instruction, saluer les gendarmes en faction, frôler du regard la Sainte Chapelle, belle, marcher encore le long de couloirs qui sentent la Javel et transpirent le labeur à point d’heure des femmes de ménage. Arriver devant la salle, essoufflée ou pas. Penser que c’est bien d’avoir arrêté de fumer. Vérifier sur le feuilleton d’audience épinglé sur la porte que le nom de l’affaire est bien noté.
Entrer dans l’arène. Le spectacle peut commencer. Le parquet qui craque, les boiseries polies, les dorures qui éclaboussent le plafond, l’estrade au fond qui arbore des fauteuils de maître, les bancs élimés pour les plaignants. Des avocats déjà là, assis, debout, énervés ou encore endormis. Soudain, plus un bruit, se lever, tous ensemble à l’arrivée du Tribunal par une porte dérobée. Un président, deux assesseurs et derrière eux le greffier avec sa pile de dossiers prêts à tomber.
Premier acte, l’appel des causes. Ecouter le greffier énoncer les noms des parties au procès, demandeur contre défendeur. Réagir à l’appel du nom de son dossier et faire retenir l’affaire. En clair demander au greffier de poser le dossier du tribunal sur une pile à part, celle des affaires qui seront plaidées tout à l’heure. Les autres, renvoyées à une autre audience, ou radiées, donc finies, terminées, circulez, plus rien à voir.
Deuxième acte, le président appelle une première affaire. Attendre son tour pour entrer en scène. Aller respirer, dans le couloir, bruyant. Saluer son confrère adverse, par conventionnelle courtoisie, ou franche hypocrisie, souvent les deux. Avoir trop chaud dans cette robe noire, la gorge sèche, commencer à avoir faim. Retour dans la salle, s’avancer vers l’estrade à l’appel du nom de son affaire. Pas trop près non plus. Chacun son camp. S’arrêter devant le pupitre, y poser son dossier, ses notes, un stylo. Chacun à sa place, celui qui attaque à droite, celui qui se défend à gauche. Et enfin, plaider.
Plaider la cause de l’enfant abandonné, de l’héritier ruiné, de la femme battue, de l’entrepreneur pas payé, de la secrétaire harcelée, de l’accidenté à vie alité, du migrant déboussolé, de la fille/abusée/du/garçon/violé/ et réciproquement, du commerçant endetté, de la grand-mère désargentée, du locataire expulsé, du voisin insulté, du salarié licencié, du voleur égaré, la cause de vies morcelées, contrariées, embrasées, violentées, brisées, mais qui respirent, encore.
Puis, se taire. Écouter l’autre parler. Défendre sa cause. Défendable ou pas, explicable ou pas , pardonnable ou pas, punissable ou pas. S’énerver, vouloir intervenir, se retenir. Toujours tenter de reprendre la parole en dernier. S’approcher plus près de l’estrade, déposer son dossier sur le bureau du Tribunal, face au président. Écouter le greffier donner la date du délibéré. La justice prend son temps pour rendre son jugement. Sortir de la salle. Ôter immédiatement cette robe d’un noir pesant. Respirer, fort. Partir vite pour entendre à nouveau le bruit de la ville, se faufiler entre les touristes amassés sur le trottoir près de la Conciergerie, lever les yeux au ciel et voir l’heure sur la grande horloge enluminée, accrochée depuis des lustres à une des tours du Palais, » Cette machine qui fait aux heures douze parts si justes enseigne à protéger la Justice et à défendre les lois« . Rentrer vite. Sur la route, rêver, espérer que ce dossier sera gagné. Visualiser l’enfant dans des bras aimants, la victime reconnue, le salarié indemnisé, des délais accordés pour partir, un droit de séjour aménagé, un débiteur de mauvaise foi condamné. La vie un peu réparée. Les blessures profondes rarement oubliées.
S’occuper maintenant des autres dossiers. Écouter, noter, analyser, compiler, rédiger, chercher, ordonner, rassembler, répliquer, écouter encore, rassurer, douter, compléter. Écrire. Écrire. Écrire. Recommencer.
L’Ile de la Cité. Cité des causes pas toujours perdues, cour des possibles miracles. Cité de la misère du monde affichée, de sa violence décryptée, de la vie derrière ou au-dedans de soi déchiquetée, promesse – vaine ?- d’un avenir peut être meilleur, après, à construire.
Le soir, tard, rentrer, tout poser, déposer. Rideau ! En coulisses, il y a juste à danser. Sur Experience de Ludovico Einaudi ou un Ave Maria soufflé sur une flûte de pan par Daniela de Santos ou…dans les bras du silence retrouvé . Laisser l’énergie se réorganiser. Souffler. Respirer.
Partage haletant de cet univers des avocats et des plaidoiries, jusquà l ‘entrée en scène. Puis détente et fond musical, font entendre une autre vie…
oui une et mille autres vies nécessaires! merci !
Mieux qu’à la télé ! Merci pour cette entrée dans le monde de la justice.
Merci!
Quand le propos et l’à propos d’Eve F. se rejoignent, c’est parlant. Merci !
Merci du lien, évident, tout en cultivant.. le détachement!
On comprend bien en vous lisant, pourquoi la justice paraît si « expéditive » malgré sa lenteur, si ce n’est pas oublieuse et négligente, dans cet espèce de toboggan de marbre et de dorures où se dramatise en costume, la notion du temps consacré aux gens. Ces piles de dossiers prêts à s’écrouler font froid dans le dos. Votre adaptation au stress professionnel est remarquable et votre texte rassurant d’un certain point de vue. On se croirait presque dans l’émission « faites entrer l’accusé.e » dont le public voyeur est friand. Comment peut-on parler de ces métiers sans briser le secret professionnel ?
Merci pour votre lumineux commentaire. Oui l’exercice est difficile entre dévoilement, utile, et secret, obligé. Merci à vous.
Ces vies morcelées respirent encore, oui, et vous y êtes pour quelque chose, pas seulement dans l’arène – ici aussi. Merci, vraiment.
Merci, vraiment. Aussi.
Du début à la fin du texte, j’ai suivi comme dans un livre à suspens le déroulé de l’avancée, avec la robe noire si présente, un accessoire qui semble à la fois futile et central. Je me demande comment c’est dans le nouveau palais de justice.
.. A l’intérieur des allures d’aéroport mais sans le gout de l’évasion, la belle. Avec des escalators, des écrans géants et bandeaux déroulants, des portes fermées partout, des greffiers emmurés. Ouvert en avril 2018, en novembre de la même année un homme se suicidait en sautant d’un des 38 étages du bâtiment…
Merci d’être passée!
merci d’avoir répondu à ma question… un décor de dystopie ?