reparcourir les blocs construits en décembre 2021 | retrouver des images de voyages lointains, le goût du guacamole, la magie des îles d’Orient, le chocolat Poulain gratté au couteau sur le beurre des tartines du quatre heures | retrouver le rugueux de la peau d’Angélique quand elle avait 106 ans et qu’elle s’endormait dans le fauteuil déglingué de la buanderie (mais non elle n’y est pas… oubliée) | quoi de l’intensité dans ces drôles de scènes devenues images qu’on pourrait croire figées, en fait nourries bien au contraire par l’exercice de la mémoire et par le creusement incessant des brûlures intimes | feuilleter à nouveau l’album aux images sépia bien classées ou déposées en vrac entre les pages, il y a comme des suspens, des trous, des vides, les mêmes insérés dans le maillage de nos vies minuscules
la petite maison aux volets bleus qu’ils habitaient après leur mariage dans la rue des Tulipes, ils n’avaient rien sinon la promesse de vivre et d’esquiver les coups durs
les falaises de schistes gris argent, aplombs vertigineux par endroits qu’elle — ma mère — n’aurait pas pu imaginer avant de quitter sa campagne, rien que des photographies familiales à cette époque, communions et mariages, pas de photos de paysages sinon des cartes postales en noir et blanc
le grand-père assis sur un rondin de bois devant la ferme avec pipe et chien, impossible de détailler ses traits en dehors de la moustache et du noir de ses petits yeux
les affiches de paysages dans les compartiments de train
les boîtes de diapositives rangées dans des boîtes jaunes, jamais ou si peu regardées, fort mal cadrées et prises de trop loin – ah pour ça il n’était pas doué pour la photo, n’aurait pas supporté qu’on le lui dise — peut-être bien détestées puisque rangées au plus haut du placard, finalement jetées d’un bloc dans un sac poubelle et portées à la déchèterie
Paris, elle s’achète un corsage en tissu genre foulard dans une boutique d’un quartier chic au cœur de la ville, elle a sûrement le sourire, se sent belle, elle le portera comme un bijou
Zorba le fou qui danse, visage transfiguré
il est dans le jardin, plus tout jeune mais en forme, corps habitué aux travaux de force avec marques de maillot et muscles toujours bien dessinés, corps qui se lance exécute un saut périlleux arrière sans préparation juste comme ça, il n’était pas si sûr de son coup mais ça a marché, tout le monde en est soufflé
la petite et le lit blanc avec le temps qui a cessé de s’écouler et la nuit dans la fenêtre où se reflètent les chandelles allumées autour du blanc et les gens qui prient et moi petite la main posée sur le chambranle de la porte avec la brûlure du sentiment de solitude
garçons délurés sur la piste de danse, mon frère et copains de mon frère dans l’âge où le corps exposé rugit
voyage psychédélique aux frontières du Mexique, hautes silhouettes des cactées-cierges et lecture de Malcolm Lowry dans le silence nocturne des auberges avec patios verdoyants et guacamole à tous les repas avec la pluie qui tombe la nuit sans jamais s’arrêter et les rêves hantés par le visage triste des indiens des montagnes
resto U jour de grande affluence il s’appelle Gérard et le barman s’appelle Ugo dans sa veste blanche et cravate rouge, Gérard attend au comptoir en buvant une bière brune il suit une haute école de mécanique il revient de Californie il est fou du Grateful Dead et de Jefferson Airplane sous acide, nous n’aurons qu’une relation platonique comme s’il avait voulu me protéger du pire
ils se disputent il tourne le dos brusquement s’en va avec le visage noir, on dirait qu’il va aller se tuer en voiture, se jeter du haut d’un pont ou carrément à la mer, inquiétude qui ronge jusqu’à la nuit, même rien n’a été formulé des possibles
lever de soleil sur la côte sud de l’île de Java en un lieu sauvage perdu où l’on ne se rend qu’en charrette ou à pied, la mer forte et verte qu’on dit dangereuse mais ça vaut le coup de vivre de tout risquer rien que pour la voir
la pochette d’Angie posée sur le tabouret en plastique orange, mobilier typique des années soixante-dix dans la maison près de la plage, premiers contacts charnels troublants
le trajet en solex entre la chambre d’étudiant et la fac, à Nantes il pleut souvent, la roue avant patine et il faut pédaler pour avancer, ma veste afghane en peau bordée de fourrure sent la bête à force d’être mouillée et se raidit à force d’être séchée, se résoudre un jour à la jeter comme on supprime un épisode enregistré
les expériences de bord de mer à travers l’enfance d’une crique à l’autre et puis premiers maillots de bain deux-pièces premiers baisers caresses peur et soif de la suite
toutes les images d’adolescence avec terribles impressions de solitude de désir et de mélancolie, sensations jamais retrouvées au cours des années suivantes à côtoyer l’autre genre, fusions intenses sans amour forcément, juste de l’attirance, enivrements, apprentissage de l’autre, autant d’émotions éprouvées sur la plage ennoyée de lumière, l’océan scintillant et même piqueté de diamants avec l’approche du crépuscule et plus tard le noir total de la nuit
les tartines beurrées recouvertes d’éclats de chocolat Poulain taillés au couteau posées sur la table de cuisine, toutes prêtes pour le goûter au retour de l’école, preuve d’une attention forte portée à ses enfants, impossible compensation d’une absence
l’agneau tout petit couché dans la paille à prendre dans les bras, juste né, le rose de son museau presque une muqueuse, une membrane intime
la vieille qui tient bon au-delà des cent ans en dépit d’une vie âpre et sévère, la traversée des deux guerres, les privations, la terre à cultiver, les deuils à repousser dans le vide de la fosse, abattue par le désir de sommeil comme d’un coup de fusil dans son fauteuil de buanderie au milieu des toiles d’araignée, celui qu’elle préfère, elle n’a rien à craindre, elle dort la bouche ouverte en se moquant de tout
le grand-père faisant escale au retour de la grand-messe du dimanche avec ses pinces à vélo qui remontent les pantalons et dévoilent une part de peau blanche, aucun souvenir de sa voix, juste du vélo avec le guidon appuyé contre le pilier du portail
les images de marchés balinais et de rizières, trip psilocybe, sens complètement à l’envers, beauté lumière exotisme, comment on marche dans le ciel et comment on cherche à recommencer
lui à la fin si solitaire si ténébreux qui va jusqu’à son jardin pour désherber avec un outil qu’il a fabriqué exprès pour ne pas se baisser, il ne pleut plus, lui au bout du rouleau, ça se voit sur son visage mais le cœur bat encore et jamais il ne lâchera le morceau
il ne peut y avoir d’ordre dans cette accumulation d’images de sensations entre fantasme et réalité des souvenirs, tant de périodes, tant d’épisodes, tant de lieux et de personnages en gros plan, un flot continu qui pourrait se poursuivre tout un livre — et moi, où suis-je et qui suis-je dans tout ça ? sur quelle route suis-je en train de marcher aujourd’hui ? —, encore une fois je me suis encore laissé emporter violemment d’une scène à l’autre, d’un éclat à l’autre et encore un autre qui survient, un flot brutal qui ne semble pas vouloir s’arrêter, pulsion de vie et de mort qui terrasse les mots et les muscles, ne rien oublier des lumières aveuglantes et des mondes traversés depuis le cri des premiers hommes et celui de notre naissance, tenter de tisser et de se fondre dans la toile, sa propre toile, regarder le shoot d’héroïne en train de fondre dans la cuiller, après il n’y aura plus rien
J’aime ce flot brutal qui semble ne pas vouloir s’arrêter, cette violente énergie mélancolique pour tenter de ne rien oublier de toi même.
Merci Françoise.
ne rien oublier est impossible.. mais à chaque fois qu’on touche quelque chose, qu’on décrit une image mémoire, ça en réveille une autre et ça n’est jamais fini…
on ne peut pas estimer la taille de la mémoire humaine contrairement à celle d’un disque dur…
Une magnifique accumulation, les fragments d’une vie, qui se croise parfois avec sa propre vie. Je me suis laissé emporter par la lecture… voudrait en lire plus, beaucoup aimé aussi le dernier paragraphe, le recul par rapport à cette accumulation. Merci Françoise !
Alors .. se laisser emporter… parce de l’autre côté on est là et on reçoit ces mots comme des cadeaux, en partage…. préserver ce lien si vivant et mystérieux écrivain-lecteur. Merci!
le torrent mémoire qui nous envahit et ne tarit jamais plus nous vivons
merci Eve pour ta lecture
Quelle expérience que ce flot brutal, on est à la fois au dedans de la conscience et dans l’élaboration du texte, j ‘adore. merci !
« l ne peut y avoir d’ordre dans cette accumulation d’images de sensations entre fantasme et réalité des souvenirs, tant de périodes, tant d’épisodes, tant de lieux et de personnages en gros plan, un flot continu qui pourrait se poursuivre tout un livre — et moi, où suis-je et qui suis-je dans tout ça ? sur quelle route suis-je en train de marcher aujourd’hui ? «
vous vous posiez vous-même la question de la réalité, de la vérité de l’image…
comment mesurer la réalité du souvenir des autres, des paysages et de ce que nous étions nous-mêmes dans le moment de la photographie ? sans oublier de tenir compte du point de vue où nous sommes à présent et depuis lequel nous écrivons…
merci beaucoup pour votre passage, Carole
attraper sur le fil « les deuils à repousser dans le vide de la fosse » merci et « un flot continu qui pourrait se poursuivre tout un livre » on ne se lasse pas de lire encore et encore
« je me suis encore laissé emporter violemment » pourquoi cet adverbe violemment ? je ne le ressens pas
merci Cécile pour ton écho et tes notes
en fait ce flot a la violence du torrent… une image en déclenche une autre et le flot dévale vers les parties plus basses et il s’agit là d’images profondes dont l’accumulation et peut se faire dans une sorte de violence
mais ton ressenti est légitime… à chacun sa lecture, tu sais… merci en tout cas pour cette liberté