Sept juillet deux mille vingt cinq, Lisbonne, quarante deux degrés Celsius; après une matinée de déambulation dans le Baixa Chiado l’épuisement rend urgent une pause et une boisson fraiche. Toutes les terrasses avec parasols sont bondées, impossible de s’assoir. Sauf là, devant le café A brasileira, une chaise libre en bois sombre avec un dossier en cuir clouté, je m’effondre dessus. Elle est brulante, pourtant l’homme assis sur l’autre siège ne paraît pas incommodé par la chaleur.
Il se tourne vers moi, un sourire en coin c’est une sculpture en bronze, ce n’est pas un siège
Pour me parler il n’a pas changé sa posture avec son pied gauche posé sur son genoux droit, sa main tient toujours son journal, seule sa tête s’est très légèrement tournée de mon côté. Avec son chapeau mou, son costume il paraît tout droit sorti du début du siècle dernier. Soulevant son feutre, il poursuit Permettez-moi de me présenter, Bernardo Soares je suis un modeste employé de bureau. Surprise par cette formulation désuète je l’observe sans penser à lui répondre, il ne se formalise pas et ajoute J’ignore pourquoi ils m’ont mis ici, dorénavant je fréquente le café Martinho da Arcada, sur la place du commerce
ça me dit quelque chose, un grand café restaurant sous les arcades, assez bien classé par TripAdvisor. Je suis tentée de vérifier sur l’apps. Je renonce car son maintien rigide, sur sa chaise m’intrigue. Son visage avec ses lunettes rondes, son nez pointu, sa moustache me rappelle quelqu’un de connu. Très poliment, je lui demande à nouveau son nom. Sans paraître surpris, il me répond Permettez-moi de me présenter, Alberto Caeiro j’incarne la nature et la sagesse païenne
Je ne peux m’empêcher de relever son changement de nom, je l’en informe, je garde pour moi la difficulté de comprendre en quoi l’incarnation est un métier. Nullement troublé, il poursuit Permettez-moi de me présenter, Ricardo Reis je suis philosophe :
« Nombreux sont ceux qui vivent en nous;
Si je pense, si je ressens, j’ignore
Qui est celui qui pense, qui ressent.
Je suis seulement le lieu
Où l’on pense, où l’on ressent.»
Perturbée par tant de personnalités, je laisse échapper un soupir, tout se mélange dans ma tête, je souhaite juste une boisson fraîche sous peine de déshydratation. Il le comprend parfaitement et choisit de se taire, redevenant la sage statue de Fernando Pessoa.
Très bien vu, ces identités multiples, ces hommages dépliés démultipliés
Merci Perle pour ta lecture et ton commentaire. Cette proposition n’était pas facile.