10 janvier 1931
C’était entre chien et loup, dans cet entre-deux d’une fin d’après-midi où l’on resserre les bras contre soi pour tenter de conserver la chaleur du corps. Le regard concentré sur le trottoir, afin de ne pas marcher sur quelque fissure qui pourrait faire trébucher et perdre l’équilibre, et les pensées aiguillonnées par un petit air vif. Les lampadaires métamorphosaient les rues et les passants qui recherchent ce moment précis pour sortir sous des prétextes futiles qui les entraînent au-dehors. Il me fallait absolument acheter un carnet, dans la peur de me retrouver en manque le lendemain où les magasins seraient bien évidemment fermés. Je marchais donc sur Charing Cross Road, en souriant à la pensée de dimanche où je pourrais écrire sans me soucier de rien, et, baissant un peu la tête, me cognais à la silhouette longiligne d’une femme qui s’était arrêtée brusquement. Son chapeau sursauta et elle se retourna vers moi:
– Excusez-moi, je pensais à autre chose.
– Je crois que moi aussi
Et nos rires se répondirent en écho. Elle s’était figée à la pensée subite d’une phrase qui lui venait en tête, me confia-t-elle, et je l’avais donc heurtée dans le dos. C’est alors que je la reconnus et la saluai avec beaucoup de déférence:
– Bonsoir Mrs Woolf !
– J’allais acheter un crayon
– Et moi un carnet
– Alors nous allons dans la même direction !
Et nos pas s’accouplèrent en un rythme commun, sans hâte mais déterminés. Passant devant une librairie d’occasions, nos regards allèrent dans la même directon et nous, devant la vitrine, avec un plaisir identique, à déchiffrer les titres et les noms des auteurs ainsi offerts à notre vue..
– On dirait une grande nuée d’oiseaux posés là par hasard
– On ne sait jamais par quel charme on va être subjugué
– Des amitiés saugrenues avec des inconnus peuvent ainsi se tisser
– Ce petit recueil de poèmes me tend les bras, mais ce sera pour une autre fois!
D’un air de connivence nous avons repris le chemin, en longeant la Tamise, évitant la houle de passants venant en sens inverse, eux aussi à la recherche de quelque objet absolument indispensable en cette fin de journée. Arrivées au Strand, nous savions déjà tout de nos auteurs préférés, et étions ravies de partager des noms en commun. Le bruit de la ville et celui des eaux ourlaient nos propos d’un réel que nous souhaitions fuir en devisant. Sur le fleuve un remorqueur et deux péniches avec un chargement bien serré sous des bâches firent dévier notre regard, chacune se demandant ce qui était ainsi caché, et nos pensées s’enfuyaient à leur tour
– Le flot s’écoule vers la mer
– Des ilôts de lumière flottent sur l’eau
– Cela sonne six coups aux cloches de l’église
– Cette humidité me donne des frissons
– J’ai des mots dans la tête, il faut se hâter
Et nous voici devant la papeterie, Virginia choisit son crayon, comme si elle avait choisit une fleur, me sourit en sortant
– il faut que je me hâte. Ravie de ce bout de chemin avec vous
La brume s’allia à la nuit. Virginia disparut vers son univers. J’achetai mon carnet, un de ces carnets que j’affectionnais à la couverture noire assez épaisse, et sur lequel, dès que j’aurais franchi le seuil d’un possible chez moi, j’allais écrire cette rencontre des plus improbables.
C’est beau cette complicité immédiate qui met en joie. Merci Solange.
Quel beau texte ! On a l’impression de lire le journal de Virginia… écrit par son alter-ego. Merci Solange, une lecture émouvante.
Un texte et une rencontre réjouissants qui donnent envie de lire, d’écrire, d’acheter un carnet ou d’en ouvrir un… Les dialogues si on enlève les tirets : un poème !
Et cette phrase : « J’ai des mots dans la tête, il faut se hâter ».
Merci pour ces quelques pas avec Virginia Woolf. Agréables et pleins de chaleur.
quelques pas si doux et si connivents… quelle belle idée et tu le racontes si bien avec un passé simple qui tient vraiment sa place
merci Solange pour ce bout de chemin avec toi aussi…
Même impression qu’Emilie ce dialogue qui fait poème, c’est charmant et très réjuissant, une amitié toute simple, naissante, allant de soi.
Ah oui, et rieuse aussi votre Virginia, c’est ça qui est bien et ces mots dans la tête à ne pas perdre… Merci