Dans la présence absence des silhouettes, presque des êtres de fiction, qui traversent, stagnent, rêvent, photographient, jouent ou simplement se contentent de regarder et de fixer dans un coin de l’esprit quelques images qui referont surface le soir sur un carnet à spirales d’un rouge rubis, sans lequel il n’aurait pas été possible de séjourner dans Venise. Les mots tenteront l’inachèvement de gestes entr’aperçus, alors même que je suis assise au bord du canal, ou plus précisément au bord du rio dei Mendicanti, à demi-tournée pour pouvoir profiter de l’agitation qui règne dans ces fins d’après-midi sur cette place San Zanipolo que j’affectionne particulièrement, à quelques dizaines de mètres de l’appartement loué pour quelques jours. C’est là qu’une réalité, différente chaque jour et pourtant presque semblable, se dessine et s’accroche dans les pensées qui la mettent en mots. Les silhouettes se succèdent, avec chacune leurs particularités selon qu’elles entrent ou sortent de l’hôpital, et selon que ce sont des touristes qui viennent admirer l’édifice, ou des vénitiens qui viennent rendre visite à quelque malade. La démarche n’est pas la même, le regard attentif ou fuyant, les pensées sans commune mesure. Certains sont ineffables, tant leur corps se fond dans l’espace, lassés de ce va-et-vient continu d’autres corps à éviter constamment dans les ruelles de la ville. Les autres qui prennent le temps de contempler les façades que leur signale leur guide de papier, et tenteront de retenir qu’elles sont en pierre d’Istrie, avant de se trouver quelques instants plus tard face à l’église San Zanipolo — les deux bâtiments se côtoyant par un angle — à pousser une porte de l’église, certains ressortant rapidement car il faut posséder le chorus pass pour visiter ou payer un droit d’entrée, et se rabattant sur la statue du Colleone dont il font parfois le tour pour admirer l’ampleur du personnage, campé sur un cheval, les écrasant de sa prestance, même si des pigeons et des mouettes coutumiers du lieu, n’ont aucune considération pour la statue. Ils cherchent le meilleur angle pour leurs photos, puis se lassent et, la fatigue marquant le pas, et après avoir consulté à nouveau leur guide, se concertent pour savoir si oui ou non ils entrent dans une des meilleures pâtisseries de la ville Rosa Salva afin de faire une halte, et après avoir attendu dans la file d’attente, prendre, enfin, le temps du rien faire. Ils s’assoient, sur la place dégustant une glace ou un pain des doges. Ils voient alors, comme je les vois chaque fin d’après-midi, les enfants qui jouent au ballon, à chat perché ou sur des marelles dont le tracé n’est pas symbolisé par des traits à la craie mais sans doute par des dalles plus ou moins régulières, tandis que des mères ou des grands-mères, assises sur des bancs sous les arbres les surveillent tout en échangeant en vénitien ou dans un italien si rapide que les mots ne font sens que pour elles. Provenant de la calle della Testa, qui rejoint la place où je flemmarde, un homme au pas alerte, évite en souriant les enfants qui se courent après , virevoltant autour des quelques arbres qui offrent leur ombre, longe la statue du Colleone, en lui jetant un regard de connivence — pourquoi est-ce-que j’imagine qu’il est malicieux — puis se dirige vers le rio au bord duquel je me tiens — et je me dis alors que je l’ai déjà croisé il y a quelques jours — contemple le reflet de l’arc concave du ponte Cavallo, descend une des marches qui s’enfoncent dans l’eau et s’assoit à quelques mètres de moi. Il reste un long moment immobile, le regard plongé sur les ondulations colorées dans l’eau, sort un livre de sa poche et se met à lire quelques pages. Lorsque la cavalcade de cloches de l’église prend son envol, il relève la tête, referme le livre, scrute à nouveau le miroir d’eau où le ciel et les songes se noient, se lève, me sourit et s’évapore. J’ai reconnu, dans la main qui me frôle:Carnet vénitien de Liliana Magrini.