Ainsi la locomotive est aimantée par le but qu’elle atteint en un ralentissement étudié qui porterait à croire que non il ne faut pas aller en ce sens, qu’il faudrait résister, oui mais voilà on ne résiste pas et on revient, qui sait peut-être pour la dernière fois, dans cette ville qui fascine, qui attire, vers cette improbable cité intérieure vers laquelle nous voguons sans vraiment le savoir. Le train entre dans la lagune, les couleurs se font plus intenses ou est-ce le regard qui s’affine et s’empare de chaque petit point de lumière en le transformant en apothéose. Tout est eau. L’œil prend de nouvelles marques sur ce miroitement, s’amollit et se laisse emporter dans cet entre-deux du ciel et de mer, puis du ciel et d’un semblant de terre. On voudrait ralentir encore l’échéance de l’arrivée car on le sait c’est maintenant que l’émotion est la plus vive, et les passagers du train qui s’activent et se préparent à la descente, rassemblant leurs bagages, n’ont rien compris: rien ne sert de se hâter, il faut ralentir au contraire, comme le fait le train, entrant avec douceur dans la gare de Santa Lucia, différer l’instant où on le sait les larmes vont gagner, alors que l’on posera le pied sur le parvis de la gare face au Grand Canal et que rien ne pourra nous ôter cette joie, ni la foule ni la pluie ni la brume — et l’on espérerait même cette brume pour demeurer encore un peu dans cette incertitude du songe.
À l’aplat de la page, il faudrait donner le relief nécessaire aux mots pour peindre le tableau qui se dévoile, lorsque, la route sinueuse s’élevant de la ville d’en-bas, grimpe en une succession de virages étudiés, comme pour faire naître une désorientation certaine et un trouble afférent, jusqu’au sommet et découvrir ce plateau désertique d’où l’on contemplera un instant la ville d’en-bas, mais ce n’est plus elle qui importe bien sûr, mais cette étendue de pierres et d’herbe rase où, on le sent dans la seconde où tout cela s’étale sous le regard, où tout agit comme griffure sur la peau, on ne reviendra pas totalement indemne, et la profondeur de ce qui s’écrit sous les yeux créerait une illusion de profondeur en soi qui souhaiterait bien s’ancrer sur la page, en deux mots Causse Méjean.
L’idée de l’arrivée se fait d’abord avec la carte. L’imaginaire est premier. Et là, les fils se croisent entre:un certain réel de la carte, un imaginaire qui se nourrit de lectures et de songes, l’écriture pour tenter de dire ce qui pourrait être, et ma relation à l’espace toujours un peu floue. À la croisée d’un dehors et d’un dedans. Alors l’arrivée en Algérie, à Constantine, reste dans une nébuleuse ouatée: c’était un vol au mois de février, j’avais dix-sept ans et c’était la première fois que je prenais l’avion, et aucun souvenir n’a pris la peine de s’inscrire en moi, hormis celui d’une piste d’atterrissage blanche, recouverte d’une pellicule de neige, le brouillon d’une page où tout pourrait s’écrire mais où de ma vue tâtonnante, imparfaite, sur cette étendue incroyable, les limites s’estompaient, les mouvements se dissolvaient, et rien n’est venu se dessiner sur l’asphalte blanc. Un regard de passage qui n’a enregistré qu’une page blanche. Une photo floue.