Salle treize. Autour des manettes, tout le monde est penché. Il y a bien sûr, les habitués. La femme à la barrette avec son imper bleu et son visage fermé, toujours. L’homme brun aux cheveux bouclés qui achète les tableaux, qui a une boutique aux puces de St Ouen, comme beaucoup d’acheteurs de Drouot. J’ai entendu son nom puisque tout le monde le connaît : Chauday. Chauday arrache les objets des mains des autres pour les regarder. Autour des manettes, ces caisses fourre-tout mises à prix dix euros, on ne s’embarrasse pas de politesse. Jamais d’ailleurs, mais là encore moins. Il y a aussi le vieil inélégant au chapeau qui achète les caisses de livres, toujours les livres et les revues. Il est habillé avec soin mais mâche son chewing-gum bouche ouverte, ce qui lui agrandit sa mâchoire émaciée. Baba est tranquillement assis, ne se lève que rarement, il est vieux, fatigué. Il achète quand ce n’est pas cher. Quand personne ne veut la manette ou le lot, le commissaire-priseur demande en général à Baba, « Baba ? » Souvent Baba fait oui de la tête et rit en faisant un geste de la main désinvolte : je saurai bien en faire quelque chose, à ce prix-là vraiment je m’en fous, après tout. Il rit en prenant son ticket. Alors que d’autres ne sourient jamais. Comme le militaire qui est sur le côté, à parler fort avec un petit à casquette que je n’ai jamais vu acheter mais qui achète. Le militaire lui dit « j’ai fait une folie », en hochant la tête dépité. Il est hautain. L’hiver, il porte un imper en cuir noir et fait racler ses chaussures par terre. L’hiver, il ressemble à un nazi. Il est un cliché. Quand il y a eu les beaux jours, on l’a vu arriver avec un chapeau de paille, une chemise fuchsia et des tongs vertes qu’il faisait racler aussi. Quitte à ce que les autres ne voient pas les lots, il n’a pas enlevé son chapeau de la journée. Quand un lot est présenté et que ça ne l’intéresse pas, il se retourne – il est toujours assis au premier rang – et regarde les autres sans sourire. Aujourd’hui, il n’a pas son chapeau de paille, il est en vareuse, en militaire. Le casque bleu arrive, vient glisser un mot au crieur qui tente d’empêcher les acheteurs de trop se repartir à la tribune. Le casque bleu est un acheteur de tableaux, il fait des ventes en anglais au téléphone à travers son casque. Il porte des verres teintés et a un léger accent. Lui aussi, tout le monde le connaît. Il n’hésite pas à enchérir beaucoup quand ça lui plaît, et quand, contre lui, on enchérit encore, il ponctue les annonces d’un « oh merde ». Il ressort de la salle en jetant un œil amusé aux manettes et en saluant le preneur à l’oignon qui regarde à moitié penché, avec son sac à dos sur l’épaule et son air niais. Le preneur à l’oignon est tout le temps là. La première fois que je l’ai vu, il s’est assis à côté de moi, il sentait l’oignon. Souvent, il joue sur son téléphone en écoutant les prix monter. « Quarante, allons, vivement, on a trois cents lots derrière, quarante les deux manettes, Baba ? » Baba fait non de la tête, c’est du cristal, le cristal il achète rarement. Il aime les vases, l’argenterie, les flacons de parfum, les batteries de cuisine, la vaisselle en général, les porte-parapluies et les objets insolites et pas chers. « Il y a du Baccarat là-dedans, précise le crieur, pour quarante euros, regardez tout ce que vous avez ! » Du Baccarat j’en ai plein, entend-on. Un homme avance d’un pas décidé vers le Baccarat pour le regarder de plus près. « Et vous monsieur qui regardez ? » Il laisse planer le suspense le monsieur qui regarde, mais tout le monde sait, même moi qui viens souvent mais depuis peu, je sais que cet homme ne prendra pas. Il est frileux. Ce n’est pas l’acheteur qui prend sur un coup de tête, il laisse passer les choses. Il fume la pipe et porte des lunettes à montures roses. Il est en bermuda et chaussures marron de ville. Il reste deux manettes vendues ensemble, avec quarante Pléiade et la Comédie Humaine en vingt volumes, vieille édition, gros livres. « Cent euros les deux manettes, c’est donné ça, ça vaut mieux, cent j’ai preneur bien sûr, cent-vingt, cent-cinquante, cent-quatre-vingt à gauche, deux cent, deux cent vingt, cinquante, quatre-vingt, trois cent sur le live… » L’inélégant au chapeau enchérit sur les Pléiade, Baba attend patiemment que ça se termine, Chauday lorgne les tableaux qui seront vendus juste après et qui sont encore exposés sur les cimaises, le militaire regarde tout le monde en parlant fort, la femme à la barrette épie, le preneur à l’oignon profite que quelqu’un se lève pour prendre sa place – il restera assis au moins deux heures – le collectionneur timide regarde fébrilement le catalogue. Les Pléiade partent à mille deux cents euros. Fin des manettes.
4 commentaires à propos de “#anthologie #13 | Les manettes”
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Belle maîtrise de ton environnement dans lequel on a envie de rester. Merci Nolwenn
Merci pour ta lecture et ton commentaire Elise;
j’aime la description en peu de mots de chacun dans cette galerie de personnage et l’atmosphère que vous partagez. merci pour ce plaisir.
Merci Jean-Yves;)