Je n’ai connu aucune ville quand j’étais petit garçon, les villes liées à mon histoire avaient été détruites, elles avaient la couleur de la poussière et du béton broyé. Plus de maisons identifiables, de grands bâtiments en voie d’écroulement, monceaux de gravats noyant les chaussées explosées par les bombes. Ma petite ville de naissance ne ressemblait plus à ce que mes parents avaient connu avant les conflits. Quelques images résistantes au chaud dans ma mémoire : charrettes à chevaux traversant la place principale et jeunes filles tissant des couronnes de fleurs pour une fête religieuse. Cette ville devait s’appeler Mieroszów ou Marzionka ou Kobielvice, je ne sais plus, je ne saurais en retrouver l’orthographe ni la trace sur la carte. Quant à me souvenir du chemin qu’il faudrait emprunter pour l’atteindre et de son allure à la nuit tombante, voilà des choses tout à fait impossibles. Je n’y retournerai jamais.
Les frontières étaient gardées par des chiens, les villages occupés par des blindés militaires. La langue que parlaient les soldats était rugueuse, impérative. Moi et mon père étions entrés dans la capitale allemande alors qu’il faisait nuit noire, clandestinement, et nous avions recherché des réfugiés comme nous pour apprendre les combines et nous en sortir vivants. Nous dormions dans des caves ou des dépotoirs. Nous avions les visages barbouillés de charbon pour ne pas être vus par les milices. Nous ne voyions pas grand-chose de la ville même si moi l’enfant j’essayais toujours de regarder par les soupiraux quand c’était possible ou entre les planches des palissades. Mon père me rabrouait sévèrement, m’attrapait par la taille et me serrait contre lui à m’étouffer sous son manteau. Les femmes portaient des charges lourdes, pas moyen de faire autrement, tous les hommes appelés sur les fronts de l’Est ou de l’Ouest, et il y avait des drapeaux qui ornaient les façades des bâtiments officiels. J’avais l’impression qu’il faisait toujours froid, que tout était noyé dans du gris béton ou du gris acier. Le ciel aussi sauf quand il était rempli d’avions, alors il flamboyait et effrayait. On subissait des raids aériens durant toutes les nuits, on se cachait, se terrait, la ville n’existait plus et il y avait de folles fumées blanches qui s’élevaient dans les quartiers. Un jour nous avions réussi à franchir les lignes et nous étions sortis de Berlin afin de suivre notre destinée. Nous avions fui sans nous faire repérer par les sentinelles et les chiens aux bouches écumantes.
Rescapé des bombes, j’ai détesté les villes, et les voyages je les ai presque toujours accomplis à pied avec un baluchon sur l’épaule. Peut-être ai-je pris quelquefois des trains qui émettaient de drôles de sifflements et qui stoppaient dans des gares équipées de charpentes métalliques. Les noms des villes étaient affichés en grand, pendus aux poutres géantes. On les voyait très bien la nuit. Je les notais tant bien que mal dans un petit carnet que je cachais dans ma manche. Mon écriture était mal assurée mais je me disais que plus tard je serais content de les retrouver et de les montrer à mon fils quand il rentrerait de l’école, emmitouflé dans le soir glacial avant que les dernières lueurs s’effacent sur l’horizon.
Ces trois textes s’articulent en un récit, toujours tellement en résonance avec le présent, et donc avec notre émotion. Merci beaucoup Françoise.
Merci Valérie pour ce commentaire attentif
j’essaie en effet de rester en cohérence avec un chantier en cours et l’actualité même si c’est en décalé dans le temps
merci d’avoir exprimer ce ressenti
(je vais m’en aller vous lire aussi…)
Très fort et comme ces images nous parlent, toujours si actuelles malheureusement… et les liens père-fils que la guerre exacerbent, le petit carnet pour témoigner dans le futur… Merci Françoise.