René a quatre-vingt-neuf ans aujourd’hui et on me confirme qu’il n’est pas mort. René m’encourage. René monte les mêmes marches depuis soixante-dix ans, moins maintenant, il est un peu à Toulouse, fatigué et amaigri, il n’a plus les jambes me dit-on, mais il n’est pas mort. Il perd sa femme à soixante-dix-huit ans. Sa belle-sœur, une aigrie, l’appelle après ça, le « veuf joyeux ». Parce que René chantonne. Sa femme, il la rencontre à quinze ans, ils se marient à vingt-et-un, mais la vie, elle n’y arrive pas. À dix-neuf ans il embauche à EDF. À cinquante-neuf, il débauche d’EDF. Avec sa femme funambule et ses enfants pressés de partir. René me dit : « elle ne voulait pas vivre ». Pendant soixante ans, René porte sa femme à la vie, l’empêche de sombrer, l’empêche de mourir complètement. Il sait le sursis, la terreur de vivre sans elle, la terreur qu’elle parte, qu’elle saute du quatrième, qu’elle s’empoisonne avec de la mort aux rats, la terreur qu’elle le quitte pour de bon, le laissant seul avec leurs deux enfants. Il a les mêmes yeux depuis tout ce temps, les yeux de l’inquiet. Et quand elle tombe malade, et qu’on sent à travers leur porte l’odeur de la maladie, il me dit : « maintenant qu’elle sait qu’elle va mourir, elle veut vivre. » Je le sens prêt à crier. Si fatigué que la rage ne prend pas, n’a rien pour s’accrocher, sinon le dévorerait. Il pleure avec ses yeux usés ses années d’ulcères. Voilà la vie de René. Il me confie, tard : « j’avais un frère jumeau, ma mère nous a abandonnés pendant la guerre. » Depuis quatre-vingt-neuf ans, tout le monde le quitte. René est terrifié d’abandon et de solitude.
Je hasarde un commentaire sans doute maladroit car c’est aussi affaire de goût : j’aime bien le début, la succession courte et précise. Dans la suite, la description du personnage se suffit à elle même et parfois certaines phrases redoublent quelque chose que l’on sait déjà au risque étrangement d’atténuer la force de suggestion du texte. Par exemple si on retranche les phrases suivantes, on reste avec un squelette brut qui dit la même chose : « Je le sens prêt à crier. Si fatigué que la rage ne prend pas, n’a rien pour s’accrocher, sinon le dévorerait. Il pleure avec ses yeux usés ses années d’ulcères. Voilà la vie de René. » ou « Depuis quatre-vingt-neuf ans, tout le monde le quitte. René est terrifié d’abandon et de solitude. »
Merci pour la lecture et le commentaire Marion;) Je comprends ta remarque; j’ai besoin je pense quand j’écris de marteler certaines choses, mais peut-être qu’effectivement avec un peu de recul, j’élaguerai. J’ai aussi sans doute peur qu’en faisant trop sec il ne reste finalement plus rien; merci en tout cas !
.. un portrait de .. combattant…à la vie à la mort, qui m’emporte vers les contrées de mes ancêtres adorés. Et « les yeux de l’inquiétude »… sont là devant nous, dans le regard de tant de gens que l’on croise…
Merci beaucoup, vraiment.
Merci Eve pour la lecture et le commentaire;)