#anthologie#10 | Louise

Elle a dix ans. Elle est placée comme fille de ferme. On la fait dormir dans la grange. Elle redoute de traverser le petit bois à la nuit tombée en ramenant les vaches. Elle a vingt-et-un ans. Enceinte de huit mois, un éclat d’obus lui ouvre la cuisse gauche. Elle pousse sa bicyclette sur plusieurs kilomètres pour fuir les bombardements de Caen et se mettre à l’abri dans la ferme familiale. Elle a soixante-trois ans. Son second mari décède après une longue et pénible maladie. Elle a trente-trois ans. Elle monte à Paris seule avec ses enfants. Elle fuit les hommes qui s’en prennent à ses filles. Elle fera le ménage dans des bureaux et coudra des matelas. Elle a vingt-cinq ans. Première dépression nécessitant une hospitalisation (état neurasthénique). Elle vient de perdre un bébé de six mois. Elle a huit ans. On l’oblige à dormir dans le lit où est morte sa grand-mère quelques jours seulement après son enterrement. Elle a quarante-neuf ans. Plus d’enfants à protéger des prédateurs, elle se remarie. Six mois plus tard, le second mari contracte une infection nosocomiale suite à un banal vaccin antitétanique. Elle a soixante-treize ans. La fille, dont elle était enceinte sous les bombardements de Caen, décède brusquement. Elle a cinquante ans. Elle s’installe à Perpignan avec son second mari. Elle trouve une place d’aide-comptable dans une petite entreprise. Sur son temps libre, elle fait le ménage de l’église de son quartier. Les bourgeoises de la chorale la trouvent bien brave, mais parlent catalan entre elles et ne lui adressent pas la parole. Ça se présente comme un album de photographies. À l’intérieur, on trouve des cartes postales. Elles ont toutes la particularité de représenter un couple d’amoureux, couleurs sépia, et phrase « l’amour ceci, l’amour cela, pour toujours et à jamais ». Au dos, l’écriture soignée de Joseph. Elle a quatre-vingt-neuf ans. Elle fait une fausse route, en réchappe, meurt quelques jours après accompagnée d’une de ses filles. Elle a trente-deux ans. Son premier mari meurt d’angine de poitrine. Elle a quarante-trois ans. Seconde dépression nécessitant une hospitalisation. Elle a soixante-dix ans. Il est vingt-trois heures. Le téléphone sonne. Elle s’entend dire qu’elle n’a jamais su donner de tendresse à ses enfants, que c’est pour ça qu’ils sont si malheureux, même la myopie, si elle avait porté des lunettes plus tôt, ils n’en porteraient pas tous. Elle a entre vingt et trente-deux ans. C’est la femme du bedeau. Elle fait des jardins, des ménages et coud des matelas. Elle a quatre-vingt-trois ans. Accident cardio-vasculaire. Elle cesse définitivement de prier et d’aller à la messe. Ses lèvres se tirent vers le bas, son regard noircit. Elle est persuadée qu’on lui vole ses affaires lorsqu’elle dort.

A propos de Pedro Tarel

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