Je ne sais plus très bien qui parle ici en ce dimanche après dix épisodes d’un cycle touffu qui nous pousse au train pour écrire, car les choses ont changé depuis que je me suis reliée il y a quelques jours au saisonnier venu de Silésie qui s’appelle Jude et qui danse autour des feux, mes yeux parcourent sans cesse les textes accumulés autour de cet homme et assemblés déjà dans un dossier pour une part de livre à venir, tous ces jours à écrire qui s’accumulent en arrière de nous tout comme les pages et forge la main et le corps pour un embarquement capable de conduire vers une exploration des zones plus profondes. Jude a trente ans. Il arrive aux abords de Montjourdan par un jour de printemps presque froid. Il la voit en train d’étendre du linge derrière la maison. Il est seul. Il a rêvé de ce moment très souvent au cours de ses pérégrinations. Je n’ai pas encore calculé à quelle date ça se passe, sans doute dans les années cinquante. Il arrive de Paris après avoir traversé tous les fleuves pour parvenir en ce pays au creux du monde. Il est pris par la folie d’exister autrement. Il espère. Il a huit ans. Il est déjà grand, pas aussi grand en taille que son père non bien sûr, mais il n’est plus un petit garçon innocent. Il est en train de se durcir la peau et les os dans la peau. Ses cheveux sont d’un blond presque blanc, lisses et emmêlés par la vie bohémienne. Il marche à travers les campagnes, ne parle pas la langue des régions qu’il traverse. Il a trente-deux ans. Il va devenir père. Il pense qu’il a conjuré le mauvais sort. Il apprend la langue auprès d’elle et l’aime intensément. Il aspire à un bonheur simple et fort. Mais il est détesté par sa belle-famille, les beaux-frères impitoyables et leurs femmes méchantes rongées de jalousie. Il travaille comme un forçat pour se faire estimer, gagner sa place. Toujours on a dit qu’il travaillait comme trois hommes en santé, une vérité tournée en légende. Il travaille comme un forçat, c’est vrai, et ses mains et ses joues sont touchées par de graves engelures après avoir taillé les vergers dans un froid sévère. Elle le soigne avec des huiles végétales de ciste et d’hélicryse italienne. Il a quarante ans. Il court avec son fils après les papillons dans la grande prairie. Son fils est différent des autres, ne peut pas parler marcher comme les autres. Il est ruiné par cette pensée qui le traque dans le moindre recoin de son cerveau. Elle est comme lui, désespérée. Il a dix ans. Il doit se défaire du corps de son père devenu cadavre dans la neige fraîche avec des balles dans le ventre. Il se retrouve seul sans ressources. C’est alors qu’il commence à danser, à rebondir sur la terre pour cultiver l’élan. Il découvre le saut et apprend le nom des étoiles dans le ciel. Il enfouit toutes ses larmes et reprend sa route vers le Sud. Ma main caresse son visage d’enfant aux cheveux blonds presque blancs, il aura le même plus tard. Pareil pour le corps solide et long, musclé, dressé en haut du coteau quand il l’a vue la première fois. Il n’existe pas de photographies de ses parents. Les mots sur le clavier s’efforcent de refabriquer l’image avec tout ce qu’elle aurait pu contenir de réel et de rêve. Je sais qu’il ne vivra pas vieux, sa merveilleuse beauté à jamais préservée.
5 commentaires à propos de “#anthologie #10 | corps et temps”
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Très beau cet entrelacement de pronoms : le « il » qui se dédouble, le « elle » et le « je » qui entrelacent et protègent ! Merci, Françoise !
ta présence qui soutient… on est toujours dans l’incertitude du texte, de sa pertinence ou non…
merci Helena
C’est très beau Françoise, ces instants de Jude à différents âges, un condensé de sa vie, entourés de tes interrogations d’autrice… Joie de retrouver l’univers du pays au mille taillis (de retour après un petit break, je vais aller lire tes précédents textes)
oui, tu vois, je creuse je creuse
(et puis sur un cycle je n’aime pas forcément m’éparpiller sur mille domaines ou personnages…)
et oui j’avais bien constaté ton break et contente de te retrouver…
Merci Françoise pour ce beau texte;)