#Anthologie#10 : Le carnet de Caen
Elle a trente-cinq ans, à Caen. Elle regarde avec les voisins une escadrille de beaux bombardiers américains tout blancs, subitement un terrible sifflement dans un épouvantable fracas : un chapelet de bombes est tombé autour d’eux, ils sont criblés de terre de pierres et d’éclats. Elle a cinquante-cinq ans, elle regarde un défilé de chars depuis les gradins, elle porte son grand chapeau blanc, ses gants blancs ses bras nus, son mari la photographie. Elle rit. C’est carnaval. Elle tape les mots sur son clavier, au dehors ils votent, 30 juin 2024. Elle relit le carnet de Caen d’où surgit le mot « Vichy ». Elle a vingt et un ans : elle se marie religieusement dans l’église gothique Saint Paterne d’ Orléans, elle porte durant toute la cérémonie un bouquet de lys blancs, elle ne sourit pas, elle est enceinte du premier en janvier. Elle a quarante ans, elle annonce, depuis la fin de la guerre, la naissance d’un petit Charles qui décidément ne vient pas. Chacun attend ce petit Charles impatiemment. Le 30 juin 1944 : l’ordre d’évacuation de la ville est donné depuis la veille par le préfet, parait-il, sur une « invitation » allemande. Elle lit que « le préfet veut fuir lui-même devant les Anglais, étant préfet de Vichy ». Les Caennais dans les sous-sols « attendent des contre-ordres avant de suivre les ordres ». Elle a trente-cinq ans, sous-sol de la pouponnière de l’hôpital de Caen : il s’écoule parfois cinq minutes sans coup de canon ni ronflement d’avion. On ne parle plus d’évacuation. Elle ne sort jamais de l’abri n°4, elle a toujours peur. Sera-t-elle anglaise demain ? C’est possible et vraiment souhaitable. Elle se demande si un jour elle aura à « attendre des contre-ordres avant de suivre les ordres », alors qu’il s’agit de la survie des siens, de ses voisins et de ceux qui sont là le jour j. On est toujours quelque part et chaque jour est potentiellement un jour j. Elle a trente ans : elle fait de la barque sur la Loire, ses deux enfants endimanchés à ses côtés. Elle ne rame pas, elle a ses gants blancs, ses bras nus et ses bas de soie. Elle a quatre-vingt-un ans, elle est dans son caveau depuis dix ans : il y a désormais des petits Charles à chaque génération. Elle ne connait pas les petits Charles. Elle est triste qu’elle ne connaisse pas les petits Charles, les yeux brouillés, les veines gonflées des 35 degrés dehors, elle continue à taper. Elle a cinquante- sept ans, elle est veuve et fait une cure, mais pas à Vichy. Elle rencontre sous les jets d’eau chaude un grand et gros Corse jovial. Elle a trente-cinq ans et la famille LABY, voisine dans sa rue, sept enfants ainsi que le père et la mère, a été décimée. Elle ne sait si c’est par des obus allemands qui tombent isolément un peu partout sur la ville, ou si c’est par le bombardement de harcèlement américain, très dangereux car impossible à prévoir et donc à éviter. Elle apprend que sa maison n’existe plus. La chienne est revenue au sous-sol de l’hôpital, n’ayant pas retrouvé la maison. Elle se demande où ça se clôt exactement, cette guerre, pour ses personnages, et quand ça commence exactement. Le carnet de Caen dure cinquante jours exactement. Quarante-neuvième jour du débarquement, 24 juillet: elle récupère des objets dans les ruines de sa maison : le piano a été emporté par les Anglais. Chose incroyable : le buffet est pulvérisé et beaucoup de vaisselle, qui y était contenue, est demeurée intacte.
6 commentaires à propos de “#anthologie #10 | Carnet de Caen”
Laisser un commentaire
Vous devez vous connecter pour publier un commentaire.
Comme des souvenirs qui affleurent la mémoire, les contrepoints qui laissent deviner la présence de l’auteur, grâce à votre texte j’ai mieux compris la proposition. Et quel texte ! Merci, Valérie !
Merci Helena. J’aime le mot contrepoint, tellement évident dans cette proposition. Je vais le garder. Merci!
Le titre m’a fait penser aux « Cahiers de la guerre » de Marguerite Duras et la ville de Caen m’a donné envie de m’engouffrer dans le texte. Tout est d’une écriture limpide. Merci Valérie
Je ne connais pas ces « cahiers de la guerre » de Duras ( seulement » la douleur » , grand texte) et vais m’empresser de les lire. Merci pour cette piste, et pour la « limpidité » car sans retours on ne sait pas si c’est lisible ! Merci Cécile
oui limpide, c’est le mot… on la suit tellement entre réel et fantastique…
je retiens : « Elle ne sort jamais de l’abri n°4, elle a toujours peur. »
merci pour ce texte fort
Merci Françoise!