#anthologie #09 | Les cendres

Je n’avais aucune raison d’aller là-bas dans un premier temps, c’était contre mes habitudes absolument, contre mon temps aussi, ça rallongeait, et après coup, ce n’était pas la seule raison puisque j’étais sortie trois quarts d’heure avant la fin, le générique tout de même, et il faisait tellement beau, c’est d’ailleurs peut-être pour ça, parce qu’il faisait beau que j’ai pris cette route que jamais sinon je n’aurais prise, s’il avait plu non, je ne l’aurais pas prise, mais s’il avait plu, rien de tout ça ne se serait passé, il aurait fallu qu’il pleuve beaucoup, que ce soit un torrent de pluie pour éteindre ce qui était en train de commencer, là, tandis que je sors, qu’il fait beau, et que je descends le boulevard au lieu de passer par le chemin le plus court pour aller prendre quelque métro ou quelque route moins bondée, avec moins de pauvres qui sollicitent crûment, avec moins de foule aux pas discontinus, avec moins de bruits,  

mais je descends le boulevard comme si c’était évident que je devais descendre là, maintenant, à cette heure précise, il est presque seize heures, il fait si beau et si chaud que le soleil brûle les feuilles des arbres, et les feuilles cendres, ça sent le brûlé de plus en plus, le goudron sans doute, et les semelles caoutchouc fondent, les sacs plastiques fondent, les peaux brûlent, du moins en odeur, je descends toujours, vers le brûlé qui m’appelle, j’arrive, 

ils n’étaient que quatre au départ devant la fontaine, à tendre leurs téléphones devant la cathédrale du haut de laquelle s’échappe de la fumée, il y a le feu, quelqu’un a appelé les pompiers on demande, il faut éteindre le feu au plus vite, il y a peut-être encore des gens dedans, il n’est peut-être pas encore trop tard, ce n’est pas un spectacle, il ne faut pas regarder, si c’est un spectacle, déchirant quoiqu’on en dise, devant lequel toute notre impuissance s’enflamme aussi, et là, spectatrice inattendue d’un incendie extraordinaire, je finis par récolter, après trois heures hypnotiques à regarder la petite fumée beige devenir fumée épaisse, blanche, puis rouge, à voir les flammes grandir pour envelopper encore plus parce qu’elles n’enserrent pas assez, je récolte sur mon écharpe quelques cendres du bois de la toiture qui achèvent de se consumer là, sur moi, et je comprends alors que je devais voir Notre Dame brûler

4 commentaires à propos de “#anthologie #09 | Les cendres”

  1. J’aime l’instant que tu as choisi, celui qui précède un événement important/tragique et la recherche du détail qui aurait pu influer sur le cours des choses. Et si tu n’avais pas pris ce chemin ? Et de dérouler le scénario d’une autre histoire… Merci pour cette exploration.

  2. très prenant dès cette excellente première phrase
    il s’agirait d’une étrange synchronicité qui aurait conduite ton « je » devant cette façade qui allait prendre feu
    si c’est vrai et si le « je » c’est toi, tu n’oublieras jamais…

    • Merci pour ta lecture Françoise et pour ton commentaire; effectivement, synchronicité très forte pour moi, je n’ai pas pu me retirer de la consigne, j’ai gardé ce je autobiographique, moment inoubliable c’est certain

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