#anthologie #09 | Le mur

n’importe quoi plutôt que rester à Paris, n’importe où plutôt que rester à Paris, ma mère infirmière m’a trouvé une idée, ce n’importe quoi qui fut infirmière psychiatrique, des études payées me permettant de débarquer quelque part où je n’aurais aucune adresse aucune attache aucun projet, juste celui impérieux de quitter Paris, études payées logement dans l’école d’infirmière assuré, possibilité de débarquer seule en province, avec ma valise, alors qu’ étudiante en musicologie à la Sorbonne, que répétitrice en piano pour un prof de l’île de la cité, de la place Dauphine, très bien payée, j’allais dans les familles du Champ de Mars, du XVIe et de Neuilly faire travailler les enfants, parfois on me faisait passer par l’escalier de service, hé oui, dans les années quatre-vingts, une étudiante répétitrice passait parfois par l’escalier de service, je courais Paris, des heures de métro pour trois quarts d’heure à droite ou trois quarts d’heure à gauche, les gens serrés là-dedans, le bruit la pollution la course, les études difficiles pour qui n’avait pas commencé la musique petit, pour qui n’avait pas eu de famille solide, de famille régulière, pas pensé à aller à la fac de Vincennes où je me serais épanouie, invitée le dimanche dans des propriétés devant jouer du piano pour les familles, refusant trop tremblante, ne connaissant pas les codes même à table, préférant jouer avec les enfants, j’ai visité un hôpital psychiatrique, j’ai eu peur d’un fou, un grand et gros balaise qui m’a prise dans ses bras, quelqu’un est venu me défendre, aucun atome m’attirant vers ces fous mais c’était lancé, n’importe quoi plutôt que rester, n’importe quoi pour respirer, pour fuir mes cauchemars et mes nuits blanches, je ne savais pas encore que ça se transportait, école de Montfavet près d’Avignon, j’ai quitté mon douze mètres carrés du Marais en février, hébergée en banlieue dormant sur un matelas dans un couloir, devant la porte des chiottes, on m’enjambait la nuit, le jour je roulais le matelas et j’effaçais mes traces, jusqu’en juin j’allais donner ces cours de piano, finir mon année de fac, la deuxième, et ce matelas n’était que le début d’une longue dégringolade sociale, dont il faudrait bien du temps de vie pour se remettre, avec des fractures et des coutures,
rencontré un ancien copain dans un train, qui habitait le sud-est, justement mon cœur un jour frappé par l’odeur du sud-est, à la sortie d’une autoroute une nuit, des bouffées de thym de sarriette de Provence, le sud-est m’a-t-il dit je t’aime je t’emmène, j’ai dit oui, tout plutôt qu’infirmière psychiatrique, tout plutôt que Paris, même un type qui m’aimait mais moi non, une opportuniste que j’étais, candidate pour la misère mais je ne le savais pas, ce gars complètement alcoolo mais je n’ai pas compris assez tôt, ses copains de bistrot sortant droit de la cour des miracles pour décharger mon piano, sans dents, sales, rires ténébreux, voix cassées, saouls, un type habitait chez le copain avec son chien, un rustre une bête, je ne dirai pas ce qu’il faisait à son chien, j’ai regardé l’amie qui m’avait descendue de Paris en fourgon, elle m’a dit « qu’est-ce qu’on fait ? » J’ai vu Paris et plus de boulot et plus de studio et ces études trop dures, j’ai vu mon piano là et mes affaires, l’impossibilité à imaginer un demi-tour, j’ai vu par la fenêtre le mistral courber les cyprès, j’ai vu la misère d’un squat, j’ai dit « je reste, j’irai jusqu’au bout », le bout c’était le mur, pendant des années le mur, à cet instant je le savais.

A propos de Valérie Mondamert

J'anime des ateliers d'écriture dans les Alpes de Haute-Provence depuis dix huit ans, (DU d'animateur en atelier d'écriture en 2006, à Marseille), je suis prof de musique et je mêle avec joie les deux fonctions. J'ai publié des récits.

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