#anthologie #06 | Regarde, ça vit.



Si seule quand l’autre m’empêche de percevoir. Quand ça demande de regarder l’ ébouriffement de la colline sous le vent d’ Est, quand ça demande de capter la respiration de forêt car il a plu : après le poids du sable rouge du siroco, après chaque feuille lestée de quelques grammes de désert, essoufflée de sécheresse, les arbres brillent, chaque feuille lavée, parée d’orage. Et l’Autre veut que je voyage. Alors que ça demande de vérifier : oui les colonnes de fourmis charpentières, tête rouge et corps noir, ont trouvé une nouvelle autoroute jusqu’aux poutres sous toit : la vigne ! Oui les rats cet hiver ont mangé les appâts, il faut découper des triangles de grillage, plusieurs épaisseurs, puis boucher avec cet enchevêtrement de fer toute les entrées sous tuiles rondes, côté sud, côté nord, et même le toit du bûcher. Oui les tomates s’affalent sur la terre, écrasées de pluie et faute de tuteurs. Oui le jardin se déploie comme ça vient, les ronces pointent encore cachées dans la haie, le grateron colonise, tranquille, les iris les érables l’oseille la roquette et les fraises. Seule avec mes yeux. Mes yeux sont seuls. L’Autre m’assaille. Tu devrais. Alors que le printemps par chaque pore. Alors que la fauvette à tête noire en pleine improvisation de trilles, un concerto pour clavecin là, tandis que porte ouverte je fais la vaisselle, sans claquer les assiettes, sans faire gicler l’eau, sans gratter les gamelles, la fauvette se déploie. Alors que le printemps par bouffées. L’Autre dit, ailleurs, tu devrais aller ailleurs ! Oui oui, en ville sous les mûriers bien taillés pour l’ombre, déguster un café regarder les gosses sauter, ceux d’ici palabrer, les touristes hésiter, plus loin les tracteurs les 4×4 les voitures sans permis les camions de cailloux les bennes le car de 16 heures les grosses cylindrées les vélos pas de trottinette ici , chacun vaquant à sa conduite, chacun vaquant à ses choses, mais l’Autre veut se coller au café le plus bruyant le plus pollué, en ras de route, l’Autre n’entend pas, je suis seule avec le son, je suis seule avec le CO2, je suis seule avec ma peau, avec les calades glissantes et là le goudron, les plantes parasites sur les lauzes, les cloches et l’ouverture du cinéma, oui oui les randonnées les musées l’avion les îles bien sûr, je suis seule, seule, en détresse de ne pouvoir le faire sentir, épuisée de le redire, ici, c’est plein, ici ça vit aussi. Regarde mais regarde ! Ça vit ici.

A propos de Valérie Mondamert

J'anime des ateliers d'écriture dans les Alpes de Haute-Provence depuis dix huit ans, (DU d'animateur en atelier d'écriture en 2006, à Marseille), je suis prof de musique et je mêle avec joie les deux fonctions. J'ai publié des récits.

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