#anthologie #04 | Habiter

1 « Il est des maisons qui donnent des ordres. Elles sont plus impérieuses que le destin : au premier regard on est vaincu. On devra habiter là. » Je ne suis pas Amélie Nothom, d’ailleurs était-elle née lorsque j’ai découvert, avec ma famille, le logement qui nous était affecté dans ce camp militaire ? Sidération, injonction. On habiterait là, pas d’autre choix. C’était une baraque Fillod, du nom de leur inventeur Ferdinand Fillod, un chaudronnier ambitieux de Saint Amour. En 1928, Ferdinand avait déposé un brevet pour la construction de maisons préfabriquées en acier, modulaires, à parois inclinées et pouvant être dotées d’un double toit destiné à l’isolation et à l’aération dans les régions tropicales. Eh bien, cette nouvelle demeure, qui avait un aspect extérieur très particulier et, pour tout dire, particulièrement moche, s’est avérée un logement tout à fait convenable ! Nous y avons vécu deux ans. Je reconnais parfois sur quelque chantier, une de ses jumelles, vétuste, rouillée, improbable, abritant des bureaux ou du matériel : une marée d’émotions m’inonde.

2 J’ai habité de nombreuses années — même si ce ne fut pas de façon continue —, un appartement situé au troisième étage d’un immeuble du XVème arrondissement de Paris. La chambre que je partageais avec ma sœur aînée possédait un petit cabinet de toilette qui donnait sur une de ces cours intérieures, destinées non pas à être fréquentées, mais plutôt à permettre l’aération des commodités (salles de bains, WC, cabinets de toilette). J’avais une amie de mon âge qui vivait au 6ème étage et dont la chambre identique à la mienne donnait, par conséquent, sur la même courette. À l’aide d’une boîte accrochée à une longue ficelle, nous communiquions. Nos messages secrets montaient et descendaient. C’était moins rapide que les SMS, mais nous ravissait.

« Habiter : semer des habitudes au creux d’un espace fixe. » Sereine Berlottier Habiter 82. Il y a un SDF qui vit sous un pont du canal, non loin de chez moi. Tous les matins il s’installe devant La Poste avec sa sébile. Malgré l’intervention des services sociaux, il ne veut pas « déménager ».

4 Moi aussi, j’ai habité une chambre de bonne. Elle était au septième étage de l’immeuble dont j’ai déjà parlé. Mes petits frères et sœurs avaient grandi, j’avais dû leur laisser ma chambre. Ce septième étage était un univers assez glauque. Pas ma chambre, mais le couloir, le lavabo, les WC à la turque et mes voisins immédiats. Un couple infernal. L’homme buvait et frappait sa compagne. Une nuit cette dernière est venue demander secours à ma porte. Je lui ai ouvert. Nous avons dormi tête-bêche dans mon lit.

5 J’ai eu une coturne. Pendant une année universitaire j’ai cohabité avec elle. Je ne l’avais pas choisie. Ce n’est pas un bon souvenir.

6 Beaucoup aimé une conférence sur les traces d’habitats au moyen-âge dans ma région « (…) les espaces construits les plus émouvants sont ceux où le rêve qui les souleva et leur donna forme continue d’agir. « » Jean-Christophe Bailly Paris quand même

7 Habiter est emprunté au latin habitare « avoir souvent » comme le précise son dérivé habitudo qui donne en français « habitude ». Ce verbe veut aussi dire habiter, au sens de demeurer verbe qui vient, lui, du latin demorare « attendre, tarder ». L’habitation serait donc comprise comme le lieu où l’on a ses habitudes, où l’on attend, où l’on s’attarde. Habiter impliquerait une notion de durée. Peut-on dire qu’on habite la chambre d’une nuit ?

8 Un jour, on doit s’aliter. On prend la position horizontale et on la garde. Gravement malade on cesse d’habiter sa chambre pour habiter son lit. On fait des meubles des camarades, on en vient à leur parler, à les appeler à l’aide, eux qui sont solides depuis plusieurs générations. On apprend la géométrie du plafond. On est triste et même honteuse de devoir demander un bras pour le moindre déplacement. On en vient à détester la chambre qu’on avait tant aimée. 

9 Certains rêvent d’habiter une île. Pas moi. 

10 Je vis dans une belle demeure, au milieu d’un parc arboré. Nos tilleuls sont centenaires, nos agrumes en caisse aussi. Nos anciens ont construit la maison, ont labouré nos champs, ont vendangé nos vignes. Chaque meuble, chaque objet de ce logis a une histoire. On ne possède pas une maison, on l’habite pour un temps, on l’entretient, on la respecte et on la passe aux suivants.

A propos de Emilie Kah

Après un parcours riche et dense, je jouis de ma retraite dans une propriété familiale non loin de Moissac (82). Mon compagnonnage avec la lecture et l’écriture est ancien. J’anime des ateliers d’écriture (Elisabeth Bing). Je pratique la lecture à voix haute, je chante aussi accompagnée par mon orgue de barbarie. Je suis auteur de neuf livres, tous à compte d’éditeur : un livre sur les paysages et la gastronomie du Lot et Garonne, six romans, un recueil de nouvelles érotiques, un récit hommage aux combattants d’Indochine.

8 commentaires à propos de “#anthologie #04 | Habiter”

  1. Je me suis laissée emballer par la citation d’Amélie Nothom, dans laquelle je me revois, mais c’est le texte tout entier qui est formidable. Merci !

  2. Oh merci Helena ! Je n’étais pas ravie de mon travail du jour. Vous m’avez requinquée.

  3. Bonjour et merci pour votre écriture que je découvre. Au plaisir de vous relire.

    • Merci pour votre lecture. C’est vrai, ce que vous signalez. On a tant d’occasions de dire « Pas moi ».

  4. Quel souffle ! C est impressionnant et très agréable à lire . Des références, de la richesse, en toute simplicité . J adore .
    Pour ma part, j ai séché aujourd hui , j avais du retard sur la proposition d hier que j ai publiée ce matin .
    Bonne fin de soirée Émilie.

  5. Oh merci Carole ! Je n’étais guère satisfaite de mon texte, vous me réconfortez.