La samara était sur le sable, d’un bleu proche de l’oubli. Et dès que je l’ai vue, cette samara, que vous appelleriez tong, savate à deux doigts, claquette ou gougoune si vous êtes québécois, je me suis dit : je vais la prendre, la garder avec moi. Je le pensais, je le pensais seulement mais fortement, mais je ne me baissais pas pour la ramasser. Je n’y parvenais pas. Je savais que je ne pouvais pas la laisser là, mais j’ignorais pourquoi, je, enfin moi, devrais la saisir et l’emporter. Je me voyais avec la samara au bout du bras, ses lanières de plastique entremêlées à mes doigts, sa peau un peu collante s’agrippant à la mienne et j’éprouvais un peu de dégoût. Et puis, qu’aurais-je pu en faire ? Je ne suis pas unijambiste et je ne connais personne ayant cette particularité. De plus, elle était trop grande pour moi, ça crevait les yeux. Inutile donc de lui chercher une jumelle pour lui trouver une utilité. C’était ça le problème. Je, je m’imaginais bien la prendre, je me voyais même m’accroupir, la saisir, la débarrasser de son sable dans l’eau de mer, la mettre dans mon panier et prolonger ma promenade en sa compagnie. Parce que cette slache — ça c’est pour les Belges — elle était seule sur cette grève de Madagascar, qui ferait fantasmer tous les amateurs de plages paradisiaques. Elle était abandonnée et n’avait rien à faire là. Alors ? La prendre, la ramener chez moi pour la jeter dans le bac à ordures. Non ! Je la regardais, je ne l’avais toujours pas ramassée, juste poussée un peu du pied, je savais que j’allais la garder. Elle était une trace d’humanité sur cette plage déserte, elle avait été fabriquée, elle avait été vendue, elle avait chaussé un pied. Venait-elle des Philippines, des Seychelles, ou de l’île Sainte Marie ? Elle avait fait un sacré voyage pour n’avoir plus d’usage… Dans son silence, son abandon, elle contenait une part du monde, et les clic-clac de celui qui l’avais porté. Alors, je me suis décidée à bouger. J’ai ramassé la samara. Depuis, malgré les déménagements, je l’ai toujours gardée, de plus en plus vieille, de plus en plus délavée, de plus en plus informe. Il arrive qu’on me demande, en la brandissant entre deux doigts : « mais où est l’autre ? » Je hausse les épaules. Qui peut comprendre qu’une tong trouvée sur la plage d’Orangéa, au nord de Madagascar, ait toute sa place dans le placard à chaussures d’une femme riche ?
sacrée histoire avec l’insolite! une affaire d’ancrage, ou pas, même d’un pied, ou sur un pied .. ça peut fonctionner! Bravo!
L’insolite est partout dans nos vies. On n’oublie de le regarder souvent. On a tort. Merci pour ta lecture, eve, et ton commentaire.
Ha! , une sacrée Tong. Incroyable comme on a envie de la chaussée même à cloche-pied! Bravo, pour ce texte plein de légèreté…
Oh merci Carole ! Cette proposition m’a donné l’occasion de repenser à cette plage du bout du monde. C’était bien agréable d’inventer une histoire dans ce si beau site. Je pense que pour qu’un texte soit réussi, il faut deux idées qui s’entrechoquent. Là, la splendeur de la plage et la modestie de cette tong échouée.