#anthologie #03 l Le chargeur

J’ai vu le chargeur pendu à la prise de la cuisine sans rien au bout. Ça me dérange un chargeur sans fin, comme une impasse, un cul de sac. Une chose bancale, incomplète, qui occupe une place convoitée, accessible où je n’ai pas à allonger le bras derrière une armoire pour chercher à tâtons les trous d’une prise. C’est un chargeur qui se mord la queue, qui aspire l’énergie sans la redistribuer. J’ai débranché ce chargeur avec son câble qui pendouillait, je l’ai retiré, parce que ça m’empêchait de bien commencer mon travail. Le chargeur sans bout, c’est comme un tiroir qui baille, la porte ou la fenêtre qui claque au vent, ça perturbe. Où l’ai je mis ? Par terre près de la double prise ? Accroché à un clou? sur un rebord de quelque chose? dans la fourrière des câbles sans chargeur, des chargeurs trouvés? quelque part dans le nœud des fils de réglisse, des cheveux d’électron ?Peu importe. Je pouvais maintenant reprendre le cours de l’histoire. Mais à peine retournée, la prise était de nouveau prise d’assaut par un autre chargeur mais cette fois ci chargeant un téléphone. J’ai pensé que les chargeurs sont les excroissances des personnes qui passent dans la maison, leurs queues. Même pas besoin d’y habiter. On charge son téléphone comme on vient boire un verre d’eau, on refait le plein. Parfait. Il remplissait sa fonction. Voilà un chargeur qui charge. Que ce soit un téléphone, un phare de vélo, une enceinte, peu importe. Mais la nuit quand je me suis réveillée, j’ai vu la cuisine éclairée par un gyrophare. C’était le phare de vélo rechargé oublié clignotant pour signaler que ses batteries étaient remplies, raz la gueule. J’ai tout débranché. Le matin, en éteignant l’alarme de mon téléphone, il affichait une notification de détresse, sur la réserve, et de voir les barrettes fondant à vue d’œil, passant de 4 % à 1 % puis le noir de l’écran. C’est là que je me suis aperçu que mon chargeur avait encore disparu. Personne n’avait vu mon chargeur. Personne n’avait pris mon chargeur. Personne n’avait piqué mon chargeur. Quelqu’un l’avait encore pris. Je me suis dit qu’il y a comme une fatalité qui m’empêche de me connecter, de communiquer, avec ce chargeur qui disparaît quand on en a besoin, qui n’est jamais pris par quelqu’un. Déjà, à peine revenue chez moi avec mon chargeur tout neuf, blanc et tout, avec encore la pellicule de calque dessus, dès la première semaine, il se volatilise. Est ce que les chargeurs ont le même karma que les briquets ou les parapluies ? J’en récupère un, que je marque d’un scotch de couleur, que je tatoue de mes initiales. Le revoilà qui disparaît. Ni par terre, ni dans une prise, ni dans la fourrière aux câbles, ni dans les pochettes d’ordinateur, ni dans une poche ou sous un meuble. Je bricole un chargeur recomposé avec un embout de ci dont le bitoniau veut bien s’insérer dans l’orifice du portable, un câble de ça qui veut s’adapter. L’écran se rallume en feu d’artifice, la réanimation a réussi, on a rebranché les tuyaux. Je suis chargée.

A propos de Hélène Boivin

Après avoir écrit des textes au kilomètre dans un bureau, j'ai écrit des textes pour des marionnettes à gaine et en papier. Depuis j'anime des ateliers d'écriture dans des centres sociaux et au collège. J'entretiens de manière régulière ma pratique auprès du Tiers-livre.

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