La Maison
Vincennes, Bus 124, direction métro Odéon .Lever 6h00 retour 22h00. Coucher 22h30 .
Traverser le bd Saint Germain sans se faire renverser . Ça serait dommage pour ce job de début de vie . Stop au feu, passage piéton. Reprendre sa respiration, franchir le seuil de la Maison d’Edition. Immeuble 1930 à balcon sans jardinière, ni jardinier d’ailleurs. Trop de pollution et de gaz d’échappement . A l’époque , pas d’impact Carbone. Fronton type art- déco.
Portail à battant en fer forgé. Pousser de toutes ces forces pour franchir le seuil. Mériter le recrutement, délivrer ces diplômes, dire qu’on est célibataire . Montrer son intérêt pour toutes choses qui ressemblent à un livre . Oui , faire sentir que c’est de l’encre qui coule dans ses veines. Franchir le seuil de cette Maison, qui ne ressemble pas à son deux pièces-cuisine de la rue de la résistance 94300.
Un escalier s’érigeant là devant soi, là, depuis toujours. Une rampe en bois , qu’on a recouvert d’un tapis couleur cerise pour ne pas faire de bruit.
Rez de chaussée, droits étrangers et administration, pointeuse.
Premier étage , édito, direction, faire silence, mais montrer qu’on est arrivé à l’heure voire en avance.
Deuxième étage , salle de réunion, service des secrétaires d’édition. Que des filles. Les hommes , c’est à la direction. A non. La Femme. L’assistante de direction. Elle, est au premier. Tailleur Chanel 36-38. Chignon banane d’une blondeur à faire pâlir de jalousie une hôtesse de l’air. Escarpin Louboutin perçant la moquette, tapant les bandes restantes de parquets de chêne. Son aigü, rythmant des pas d’aller-retour. Elle , elle sait tout ,de tout ,par tout, elle est l’ombre du Grand-P , son oreille, ses yeux , ses mains, sa bouche, son sexe. Lui, jamais vu. Il ne se montre pas, il est le chef, non, la tête, non, le cerveau, non, l’In-te-ll-igence. La dé-ci-sion. Le droit de vie ou de mort, sur les manuscrits, les auteurs, les imprimeurs, les graphistes, les illustrateurs… les petites mains, les abeilles du service de fabrication. Trois salles par matières, une pour les beaux-livres. Une pour les brochés-collections universités, une pour les cartonnés papiers. Trois bureaux par salles, trois placards à 30 casiers chacun pour les stockages des épreuves s’accumulant , s’accumulant. Trois secrétaires par section. En tout : 6 têtes, 12 bras, 12 jambes, 6 estomacs, 6 tasses à cafés, 6 cendriers débordants. Une grande cafetière-filtres. A l’époque , fumer ne tue pas.
Et puis un jour, 6 ordis sur les bureaux en chêne. Accélérant le rythme, fronçant les sourcils, fixant les écrans, les fichiers s’accumulant , s’accumulant. Les abeilles tombant comme des mouches. Reste 3 ordis, 3 têtes, 6 bras, 6 jambes, 3 estomacs, 3 tasses à café , 3 cendriers débordant encore plus. La grande cafetière-filtres. A l’époque, travailler ne tue pas.
Et puis un jour, 1 Big- Ordi, LUI, ELLE, l’escalier en colimaçon, la moquette pour pas faire de bruit : plus de bruit, plus personne, plus d’abeilles, même plus de mouches…
Superbe! hyperréaliste comme un tableau d’un de mes amis, peintre japonais, Taka Uchiyama, parti trop vite. Lucide et en avance! Merci.
Une traversée édifiante avec une chute implacable
Très beau texte sur la vie et la mort d’une maison d’édition. Splendeur et décadence ! Merci.