#anthologie#20 | toi petite

Je n’ai pas compté les photos que j’ai de toi mais elles sont rares. Je les ai tellement regardées que je les connais par cœur. Sans relâche j’ai parcouru les plages d’ombre, les expressions de ton visage, le contact du corps des autres avec le tien. Je les ai usées de mes yeux. Tu es une pièce majeure de mon histoire, tu es ma frontière avec le bonheur. Et toujours cette sensation de fragilité à tourner les pages du vieil album composé au fil des années par notre mère, à soulever la feuille d’ange pour découvrir les photos cachées dessous, installées côte à côte, plus ou moins par formats et par ordre chronologique. En dégager une de ses coins transparents avec beaucoup de précaution.

C’est une photo noir et blanc, petit format avec bord dentelé. Je t’y découvre en robe d’été à fond blanc avec motifs fleuris. Ta robe dessine un arrondi autour de tes jambes mignonnes. Tu as quatre ou cinq ans — difficile à dire. Tu se tiens debout au pied du petit escalier qui monte à la maison et tes mains sont posées sur l’arc de la poussette qui permet de la guider. La poussette est fabriquée avec du bois de récupération, basse de châssis, roues brinquebalantes. Ta poupée est installée dans le siège. Tu regardes l’objectif. On dirait que tu as été recoiffée juste avant la prise de la photo, mèche relevée avec un ruban blanc. Tu pinces légèrement tes lèvres, presque une ébauche de sourire, tu as conscience qu’on est en train de te prendre en photo. Aucune indication au revers. (Devant la maison – Sainte Marie sur mer, autour de 1954)

Quelques pages plus loin, quelques années plus loin.

Autre photo de format quasi identique. Je te retrouve en sarrau à carreaux avec un volant qui marque l’encolure et en pantalon sombre. Tes joues paraissent un peu enflées, marquées par la maladie et le handicap. Tu poses la main sur le bord de la poussette où est installé un bébé d’environ six mois. La poussette est en métal blanc avec un siège en tissu. Le bébé porte des habits en laine blanche fabriqués à la main : brassière à capuche au point mousse et bottons assortis attachés par des rubans. Ce doit être en 1957, la fin de l’hiver ou le début du printemps. Le bébé n’est pas inquiet. Ton corps est un peu penché sur le côté comme s’il oscillait, comme si tu avais du mal à tenir debout longtemps. À l’arrière-plan, une voiture noire type Panhard. On peut lire les premiers et derniers chiffres du numéro d’immatriculation : 162… 44.
(Rue de la renaissance, Sainte Marie sur mer, mars 1957)

Deux autres clichés installés sur la même page, l’un au-dessous de l’autre. Par association d’idée, par manque de place ou par erreur ? Plutôt par hasard.

Les deux traitent du même sujet : trio homme-femme-enfant à quelques années d’écart. Même format : 8 x 12 cm environ avec un liseré blanc d’environ 1 cm. La première date de l’été1952 — les chiffres paraissent au crayon dans un angle au dos. Vous êtes au bord de la mer dans les mares dégagées par la marée basse. Tu es assise sur les genoux croisés de notre mère, elle-même assise sur un rocher les pieds dans l’eau tandis que notre père est accroupi juste derrière, poing gauche contenu dans sa main droite. Il ne les touche pas. Tous trois vous regardez l’objectif – quelqu’un de la famille en visite ce jour-là devait appuyer sur le déclic. Probablement un dimanche puisque notre père est présent. Vous portez des habits de couleurs claires. Toi en short bouffant et brassière en coton. Notre mère porte une jolie jupe à pois et un corsage blanc. On voit la peau délicate de ses jambes qui dépassent de la jupe. Notre père est jeune et beau, cheveux bruns abondants et crantés. Un sourire habite son visage doux. Ce qui me frappe, c’est l’harmonie qui règne entre vous en cet instant-là.
Je retrouve la même grâce sur l’autre photo trois ans plus tard. Même format, même trio, même noir et blanc — ou plutôt gris et blanc, il n’y a pas de noir profond. Cette fois tu es dans les bras de l’homme qui se tient debout, le visage à demi-caché dans l’ombre de ton chapeau. On dirait que vous vous parlez tout bas. Il te dit des mots tranquilles, il sait fait cela. Notre mère se tient à sa droite et s’accroche à son bras, silhouette mince et fragile. Ainsi soudés, vous faîtes corps, ne formez qu’un seul corps, le temps semble s’être arrêté. Je ne suis pas encore née.
(Plage de Montbeau, été 1952 / Au jardin devant la maison, Sainte Marie sur mer, début 1955)

A propos de Françoise Renaud

Parcours entre géologie et littérature, entre Bretagne et Languedoc. Certains mots lui font dresser les oreilles : peau, rébellion, atlantique (parce qu’il faut bien choisir). Romans récits nouvelles poésie publiés depuis 1997. Vit en sud Cévennes. Et voilà. Son site, ses publications, photographies, journal : francoiserenaud.com.

2 commentaires à propos de “#anthologie#20 | toi petite”

  1. Une histoire se tisse entre ces photos que tu nous dévoiles. J’aime beaucoup la construction du texte, le lien temporel entre les photos, l’incipit qui nous révèle l’attachement du « je » à celle qu’il décrit. La dernière photo laisse entrevoir une crainte ou un lèger frémissement. (ah, que du retard dans mes lectures, j’essaie de ratrapper, sans savoir si j’y arriverai).

    • merci de ton passage, de ton regard
      en effet il s’agit d’une parcelle de quelque chose de plus grand qui est en cours depuis mon premier livre « L’Enfant de ma mère », un sujet en arrière-plan qui me constitue…

      oui les temps sont bousculés et je ne peux lire moi non plus comme je le voudrais…
      je reviens vers toi aussi vite que possible…