Je ne savais pas. En passer par là. Après l’onde d’une explosion silencieuse, je ne ressemblais à rien, perdue dans un corps étranger. J’ai cristallisé tout en me démultipliant. J’ai risqué les premiers battements. Je les ai retrouvés plus tard dans un rêve sans bords. J’ai été reliée à l’infini par un cordon. J’ai longé des parois. J’ai développé un volume en apesanteur. J’ai compris l’intérieur. J’ai capté les bribes extérieures. Des sons feutrés. Des ruptures de rythme. Des lueurs. Glisser. J’ai glissé. Je me suis retournée. J’ai rencontré mes doigts. J’ai rencontré mes pieds. J’ai recommencé. J’ai développé des extrémités inconnues. J’ai touché le fond. J’ai pris de la place sans savoir. J’ai testé tout ce qui est dedans.
Sans savoir qu’il y avait un extérieur. Sans savoir que le corps de ma mère changeait en transportant le mien. Sans savoir que nous étions reliées. Quand elle se penchait sur la terre, quand elle s’occupait du quotidien, quand elle se sentait loin de ses parents, quand elle apprenait la vie d’une ferme avec mon père, quand elle pensait à la ville d’avant, à sa vie d’avant, j’étais là. J’étais là au lieu d’avant. J’étais là, au milieu d’elle. Il n’y avait pas d’échographie. Elle ne pouvait pas savoir exactement. Elle a dû se demander qui. Elle s’est demandé quand. Elle s’est demandé comment. Seule pour la première fois. Seule pour la mise au monde.
J’ai pris toute la place sans le vouloir. J’étais enfermée en elle. Empêchée. A l’envers. Le corps de ma mère m’a chassée. M’a guidée par secousses. Violentes pour elle. Violentes pour moi. Je suis descendue dans le labyrinthe de chair et d’os. En étouffant J’ai largué l’habitacle désormais trop étroit.
J’ai poussé le cri qui déplie le parachute intérieur après la descente vertigineuse. J’ai réalisé avec gravité que le corps quitté n’était pas le mien.
Sans savoir, j’ai dû ouvrir les yeux. Tout absorber, passer d’un visage à l’autre, de main en main. Je ne savais pas que mon corps avait été aveuglé par la lumière d’un petit matin de juin, sept ans jour pour jour après le débarquement. Je ne savais pas le débarquement. Je ne savais pas que le corps de ma mère était sorti du corps monstrueux de la guerre. Je ne savais pas qu’elle avait décidé de chasser le cauchemar en donnant la vie.
Je suis née sans avoir connu son coup de foudre, le bal, la robe de mariée en soie, la ville en ruines, le départ vers des champs inconnus. Je n’ai pas connu son acclimatation. En elle pendant neuf mois, j’ai guetté sans savoir. Je ne savais pas que mon père dormait quand je suis née. Un jour le rêve du labyrinthe aux parois couvertes de roses d’abord poussiéreuses m’est revenu.
Bien plus tard j’ai regardé une icône. Y était représentée une femme allongée. Une parturiente. A mieux y regarder j’ai vu contre elle une petite forme emmaillotée. On m’a dit que c’était une image de la mort, et que la femme mettait au monde son âme. Ma mère est cette femme, de nouveau allongée. Encore quelques jours, quelques semaines peut-être et ma mère donnera naissance à son âme. Je sais.
Très émue par votre texte Christine, empli de douceur, ce que vous ne saviez pas » Quand elle se penchait sur la terre, quand elle s’occupait du quotidien, quand elle se sentait loin de ses parents » et la fin si délicate qu’on ose à peine la lire. Merci pour ce partage.