#anthologie #prologue | Peter Handke


J’ai été la rencontre de deux gamètes. J’ai été un œuf. J’ai été un surgissement de vie. J’ai été un être. J’ai été vivante. J’ai vécu dans un habitacle noir, humide, chaud et confortable. J’ai eu le vivre et le couvert. J’ai eu le son. J’ai entendu un battement régulier, un rythme, un tempo. J’ai perçu, plus sourdes, des résonances diffuses, les mélodies, les variations de la musique de mon univers ouaté. J’ai eu des membres. J’ai connu leur mouvement. Je ne les ai pas ménagés. J’ai été un fœtus heureux. Je me suis sentie à l’étroit. J’ai dû changer d’univers. J’ai été contrainte à migrer. J’ai emprunté un boyau resserré. J’ai été comprimée, j’ai été astreinte à progresser vers l’avant. J’ai senti une poussée irrépressible. J’ai trouvé le parcours inexorable. J’ai connu la fatalité. J’ai entendu des sons nouveaux. Ils ont annihilé ma musique primale. Ils n’ont pas eu le même rythme, ils n’ont pas eu la même douceur. Ils ont été plus rauques, plus abrupts. Ils ont été une injonction. « Kommen er ! ». J’ai vu le jour, j’ai connu la lumière. Je l’ai connue en pleine face. Je n’ai pas pu en jouir. Je n’étais pas encore née. J’ai été coincée. J’ai été décoincée au milieu des cris. J’ai crié moi aussi. J’ai été manipulée, nourrie, cajolée dans deux langues. J’ai eu une mère française, une nourrice allemande. J’ai été inscrite sur le registre des naissances sous trois prénoms. Je n’ai jamais été appelée par le premier dans la sphère familiale. Je n’ai jamais été prénommée par le troisième dans la sphère administrative. J’ai deux langues primales et deux prénoms. J’ai fait face. J’ai bien commencé. Je n’ai pas bien commencé. Je me suis débrouillée. Je ne me suis pas débrouillée. J’ai vécu. Je vis.

A propos de Emilie Kah

Après un parcours riche et dense, je jouis de ma retraite dans une propriété familiale non loin de Moissac (82). Mon compagnonnage avec la lecture et l’écriture est ancien. J’anime des ateliers d’écriture (Elisabeth Bing). Je pratique la lecture à voix haute, je chante aussi accompagnée par mon orgue de barbarie. Je suis auteur de neuf livres, tous à compte d’éditeur : un livre sur les paysages et la gastronomie du Lot et Garonne, six romans, un recueil de nouvelles érotiques, un récit hommage aux combattants d’Indochine.

16 commentaires à propos de “#anthologie #prologue | Peter Handke”

    • Merci, Romain, de m’avoir lue et d’avoir pris la peine de me faire un gentil et utile commentaire sur le « Je vis » de la fin de mon texte. Je n’avais pas réalisé, à l’écriture, l’impact de ce présent. Le lecteur voit mieux que l’auteur parfois.

  1. L’inventaire au passé composé met en exergue cette fin incertaine (J’ai bien commencé. Je n’ai pas bien commencé. Je me suis débrouillée. Je ne me suis pas débrouillée) pour s’en tenir, en toute évidence, à l’existence (Je vis). Merci pour ce riche texte.

  2. Merci JLuc. Vous avez eu la même sensation que Romain en lisant mon « Je vis » ! Je suis toute nouvelle, je ne connais personne de ce groupe, c’est dire si votre commentaire est le bienvenu ! Merci.

  3. Merci Emilie pour ce texte !

    J’aime beaucoup ce précipité de phrases courtes. Et ce point de vue de l’intérieur qui ouate l’extérieur.

    Et à la fin tout par deux comme les langues et les deux prénoms : « J’ai bien commencé. Je n’ai pas bien commencé. Je me suis débrouillée. Je ne me suis pas débrouillée. J’ai vécu. Je vis. » Le positif et le négatif, le passé (qui nous fait) et le présent. La vie !

    Oui, à mettre en voix !

  4. Émilie,
    J’ai beaucoup aimé cet amoncellement de sons qui commence avec « j’ai eu le son », se poursuis avec musique, rythme, rauque, tempo, musique primate, plus abrupte.. puis les sons des deux langues ! Très musical ton texte, renforcé par les phrases courtes..
    Beaucoup aimé aussi « j’ai été une fœtus heureux ».

  5. Oh, merci, Isabelle ! Ton commentaire me touche. Tu m’as bien comprise, je voulais parler des langues qu’un nourrisson entend. Une de mes petites-filles a un grand-père vietnamien. J’étais dans la chambre de la maternité lorsqu’il est venu faire la connaissance du bébé. Il lui a longuement parlé en vietnamien, une langue qui a des tons. Que lui a-t-il dit ? Sans doute qu’une partie de lui venait de ce pays lointain. L’enfant de quelques heures a fixé le grand-père. Il l’a écouté, vraiment écouté dans un moment suspendu. C’était très beau. Quant à moi, je suis née en Autriche, de parents français.

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