#anthologie #prologue | j’ai fabriqué ma peau.

J’ai été bercée de mouvements, réchauffée de chair, nourrie. J’ai gigoté sans direction, ivre d’eau déjà. Joie sans raison. Noyée de mère. J’ai flotté ivre de confusion ; brassée. Je n’étais pas encore née, agitée déjà. Bousculée de bruits, de chants, d’humeurs. J’ai remué ; j’étais serrée contenue. Écrasée, me sera toujours réconfort. J’ai bougé, comme tout a toujours bougé autour. J’ai touché tâtonné ; contre. Touché de ma main ; mou monde m’entourait ; ma main que je ne savais pas main. J’ai barboté contre chair et sang. Tant de chaleur contre. Pressée contenue, j’ai connu l’étreinte. J’ai touché mon visage, saisi mes pieds. J’ai éprouvé ma peau, la joie des gestes. Je suis allée vers. Contre. L’élan curieux sans promesse. J’ai poussé mon corps, tapé des pieds déjà. J’ai tapé, effleuré éprouvé. J’ai appris le contact, ce que ça fait de toucher. J’ai recommencé, autrement. Le plaisir de chercher, ne pas comprendre. L’euphorie du flou. Ça s’arrête où ? J’ai testé. Approcher ce qui vibre, me traverse. Attraper. Parfois les lumières entre clarté et ombres. J’ai bougé, je ne voyais pas ; j’entendais, aveugle dégustais. J’ai bougé, je ressentais, me fondais. Me mangeais. J’ai surpris les nuances, les saveurs. J’ai goûté, liquide alentour ; soupçon sucré, parfois salé. Je ne voyais pas, percevais. Le cœur, battements comme caresse. Le rythme revient et enveloppe. J’ai été bercée doucement, comme soufflée. Ma mère marée pulse dans moi comme je chavire en elle. Parfois trop d’elle m’agitent. Ses émois comme hiéroglyphes d’une vie à venir. J’ai appris l’attente déjà. La confiance nécessaire, ne pas mourir. J’ai été contenue, retenue ; douces parois. J’ai tôt connu frontière et abri ; je ne saurais que plus tard les guerres. La complexité des limites.
Ça se serait passé comme ça.
Je suis née parmi les voix ; humaines et bruits de fenêtres. Je suis née après deux garçons, j’ai été attendue souhaitée. On m’a attendue, sans me savoir fille avant m’avoir vue. J’étais désirée, une fille était voulue. Née fille, je serai choyée. Pourvu que fille, désirée. La joie aura désormais ses raisons. Fille, ne jamais l’oublier. J’ai été portée bercée. J’ai crié ri pleuré ; entre bras et peaux. J’ai connu l’air la lumière. J’ai cligné des paupières. J’ai bougé la tête ; sans gauche ni droite. Ça s’arrête où ? Le haut, le bas. Tout contre leurs épaules. J’ai été caressée, embrassée. J’ai secoué mon corps, l’ai confié au mouvement. J’ai appris ma peau : toucher chaud froid ou rauque. J’ai été lavée habillée. Langée. Nettoyée langée. Humée, embrassée. J’ai eu soif. On m’embrassait les cuisses, les pieds. Je bougeais mes jambes jusqu’aux pieds. J’ai fixé les visages les yeux les lèvres. Je me suis fixée aux voix. Mes gestes brusques, je ne décidais pas. Je surveillais leurs actions, retenais dehors. Assimilais dedans dehors. Je fabriquais ma peau. Je me suis perdue dans mes trous de nez. J’ai eu, douceur des lèvres sur ma peau. Le toucher des cheveux, moustaches picotent. Le soyeux, le rugueux. Je passais de bras en bras. Leurs odeurs aussi. J’ai appris à reconnaître les visages les regards les bouches. J’ai eu peur des dents, j’ai voulu toucher. J’ai été chatouillée, on riait de mes rires. Je riais. J’ai avalé ma morve parfois. J’ai soulevé un bras ; me suis agrippée des doigts. J’ai serré comme j’ai été serrée. J’ai poussé des cris jusqu’au mal de gorge. Je m’endormais avant de savoir. Je tétais mes mains avant la faim. J’ai eu peur d’étouffer des fois. J’ai eu peur la nuit. J’ai eu peur quand seule. J’ai eu peur des voix. J’avais peur avant de connaître.
Ça se serait passé comme ça.
J’ai recraché le goût de l’ail. J’ai sursauté au citron des premières fois. J’ai claqué de la langue pour apprendre l’acidité, assimiler ce goût à ma bouche. Apprendre le citron ; devenir citron. J’ai pleuré plus tard cheveux accrochés au peigne. Je me suis brûlée pour croire au feu. J’ai battu des mains sans chercher à dire. J’ai appris à tomber. Tomber pour apprendre. J’ai fait tomber les objets ; j’ai sursauté de voir le peluche perdre mes doigts ; mes mains incertaines. On m’a balancée dans les airs, on m’a rattrapée. On m’a jetée dans l’eau, on m’a rattrapée. J’ai appris à nager. Remous d’eau dans la piscine. On a ri de mes maladresses, ri de me voir réussir le peu. J’ai réussi à poser mes pieds, me tenir debout, vaciller beaucoup. Tomber de ne pas voir le vent, j’ai trébuché dans la poussière. J’ai joué avec la poussière ; ce qui s’accroche, doigts ou orteils. J’ai gouté la terre. Le sable rugueux sur la langue. J’ai mangé le sel de mes larmes, le shampoing du bain. L’eau qui claque. Nettoyée, langée. Je décevais ma mère. Je ne comprenais pas  ; plus tard je saurai son impatience. J’ai cogné le sol des pieds, éprouvé sa dureté qui rassure. Mon corps comme toujours poussait en avant, vers le haut. J’ai vu les couleurs, j’allais vers leur éclat. La surface des objets. Je les mettais dans ma bouche, mieux les comprendre. J’ai saisi des doigts le lisse, le mou. Le bois, la froideur du fer. Je tiquais les premières fois. Je tapais toutes surfaces. J’ai pataugé dans l’eau. Je me suis cognée contre les vitres ; j’ai sursauté devant les miroirs. J’ai dormi contre leurs corps. J’ai aimé les mains de ma mère, mes sensations de fille nue. J’ai étouffé d’être trop habillée par peur du froid. J’ai détesté les chaussettes, les pulls. Ma peur d’étouffer. Je regardais par la fenêtre comme vieillie déjà. J’ai ri, j’ai pleuré. Je souriais beaucoup. Je souriais et mes yeux.
Ça se serait passé comme ça.
Je suis née entre deux langues. Longtemps la même, tous mots confondus. J’ai parlé. J’ai écouté mes mots comme la voix des autres. Associer faire phrases. Nommer les objets. Nommer les gens, ne pas les désigner du doigt. Décrire, nuancer. Écouter, beaucoup écouter. Définir. Apprendre les contraires. Dénoncer le mensonge des images rêvées. La déception de ne pas trouver les bonbons vus en sommeil ; le soulagement d’échapper aux monstres, à l’effondrement d’un immeuble. Distinguer les deux langues. Aimer les mots inconnus, l’étrange plaisir de ne pas comprendre. Distinguer une troisième, l’arabe à l’écrit, trembler devant son étrangeté. Résister à l’école, préférer les jeux de ballons. Les sauts des billes sur le carrelage. Les deux alphabets, les sons qui n’existent pas dans l’autre langue. Les conversations des grands, une quatrième langue. Aimer enchaîner les lettres, dessiner l’écriture. Parler, séparer, assembler. M’indigner de l’injustice des grammaires. Savoir le langage sans attache, sans territoire défini. Distinguer les deux langues. Sautiller pour danser. Lire, langue parallèle. Lire et traquer le mystère. Réclamer des chansons au coucher. Tenir les livres à l’envers, grand sérieux. Faire semblant et finir pas y croire. Jouer à être grande, parler avec les mains. Me cacher, prier d’être vite trouvée. J’ai cherché les animaux dans les nuages, formes fugaces. J’ai essayé les mots, les grimaces. J’ai surjoué l’émotion. J’ai imité pour comprendre. Chanté faux sans m’entendre. J’ai testé les insultes, nouvelle langue. J’ai assisté aux messes, une autre langue. J’ai grandi dans une ville humide, entre strates de langues. J’ai grandi dans les bruits des rues, les rires des femmes. J’ai grandi dans les sursauts des klaxons, les insultes sans conséquence. Entre les tablées et les danses du ventre. J’ai grandi dans l’éloquence des discours, la surenchère rhétorique. La parole, sacrée.
Ça s’est passé comme ça.
Je suis née avec la peur, dans la peur sans objet. Dans l’enthousiasme aussi, il suffit de peu. J’ai grandi dans les secousses des voix, les voix qui montent crissent. J’ai grandi avec la peur, différente selon, même texture. La même en bouche. J’ai appris la violence. La différence. Fille je me suis souvenue. J’ai appris à me battre. Combattre la fatalité. Me défendre. Bousculer les frères. Aimer leurs jeux. Guetter la sonnerie des récréations. Essayer des choses. Décider et douter ; décider, lèvres fermées. Narguer mes parents. Regarder cuisiner ma mère, la gaieté de ma mère ; tremper les doigts dans le plat. Voler des frites, ne plus savoir que faire des doigts gras. Braver le soleil, en pleurer sans tristesse. Plonger dans la mer et retenir ma respiration pour la puissance de l’élan qui remonte et sauve. Toujours un moment où ça se redresse. Et respirer à nouveau, comble. On me traitait de garçon manqué, on attendait une fille. J’étais désirée voulue. Née fille. Je suis née entre deux religions, dix-huit communautés religieuses. On m’a fait la morale, on m’a parlé en images pour l’exemple qui marque. Être quelqu’un de bien. J’ai partagé les croyances, la foi de ma famille. J’ai douté, osé, trahi. Je suis née avant les bombardements de Beyrouth. avant la guerre du Liban. Avant les ennemis, les alliés, les abris. Je suis née avant les morts. Petite je me battais déjà, il a suffi grandir pour commencer à perdre. Me le rappeler, je suis fille. Je suis née avant le bruit des explosions. Avant l’incompréhension. J’ai testé l’interdit. J’ai contredit. Me suis opposée. J’ai aimé. Je suis née avant l’exil. J’ai beaucoup posé de questions. Éviter les réponses. J’ai aimé, j’ai quitté. Je me suis amusée du hasard. Je n’ai pas intégré le temps. J’ai abusé de chocolat. Je me suis cachée. J’ai eu peur de la mort, des blessures surtout. Le sang, le corps heurté. J’ai d’autres peurs. Je sursaute quand les portes claquent. Recule quand un bras s’approche. J’ai peur de ce qui surgit, présence qui ne s’annonce pas. Peur de l’immobile, ce qui envahit. Je suis née avant leur mort. Je suis née avant moi. Avant ma mort. Un jour, le silence gelé des peaux.
Ça se passe comme ça.

A propos de Gracia Bejjani

Gracia Bejjani est née à Beyrouth. Elle a quitté son pays à vingt ans, elle a fugué, n’a jamais quitté. Elle dit : « J’écris, je filme, photographie. J’écris ». Elle est auteur du recueil J’ai appris à parler sur tes lèvres (La Kainfristanaise). Ses textes sont publiés par de nombreuses revues comme la NRF Gallimard, l’anthologie 2024 du Printemps des poètes (Castor Astral), Décharge, Wam, Lettres d’hivernage, Radicale… et en ligne par le Courrier International, Plume Francophone, Hors-Sol, Poema… Elle a été programmée au Festival Extra Litteratube à Beaubourg, à la Maison de la Poésie de Paris et au Festival international de Poésie de Roulers (Belgique). Elle tient également une chronique dans la rubrique « culture » d’Ici Beyrouth. Sa chaîne YouTube, régulièrement alimentée par de nouvelles créations, regroupe à ce jour près de sept cents vidéos-poèmes. – Site : https://graciabejjani.fr/ – Chaîne : https://www.youtube.com/c/graciabejjani

14 commentaires à propos de “#anthologie #prologue | j’ai fabriqué ma peau.”

  1. J’aime ton écriture. Décidément. J’ai tout particulièrement aimé la toute première partie : j’aime les écritures qui s’inventent pour dire des réalités où le langage est en question, là pas encore advenu.

    J’adore : « Noyée de mère. J’ai flotté ivre de confusion ; brassée.  » Tu nous invites presque à lire : « Flottée ivre de confusion » sans le « j’ai ».

    Ou encore : « ’J’ai touché tâtonné ; contre. Touché de ma main ; mou monde m’entourait ; ma main que je ne savais pas main. J’ai barboté contre chair et sang. Tant de chaleur contre. »

    C’est ça, c’est juste, c’est merveilleusement dit, tout ce passage. L’écriture est liquide.

    Et de façon générale, une écriture au service des sensations. Là encore, on y est. Tant de phrases à citer, que j’aime. Bravo !

  2. J’ai aimé ton texte, son rythme, ses urgences, ses inventions de langue, son écriture des sensations. Merci !

  3. Emportée par l’écriture, saturée de sensations et d’images, j’aime beaucoup ce texte, il m’évoque la richesse de tout ce qui a contribué à forger une adulte sensible et forte. Merci Gracia.

  4. Exploration sensorielle foisonnante du toucher, la peau, au goût, l’ail le citron, la terre, et ce croisement des cultures. Jusque la quasi chute, le silence gelé des peau. Touchée.

  5. Très touchée par ce texte, labourée par une écriture charnelle qui emporte. Merci.

  6. Très beau texte Gracia, touchée. Si je ne retenais qu’un pan de phrase, « noyée de mère », il y a un peu de ça chez moi et j’imagine bien la submersion de tendresse, d’attention.

  7. « Écrasée, me sera toujours réconfort. »

    « Je sursaute quand les portes claquent. Recule quand un bras s’approche. J’ai peur de ce qui surgit, présence qui ne s’annonce pas. Peur de l’immobile, ce qui envahit. Je suis née avant leur mort. Je suis née avant moi. Avant ma mort. Un jour, le silence gelé des peaux.
    Ça se passe comme ça »

    Chaque phrase se goûte, chère Gracia.
    Merci.

    • oh, merci Delphine, si touchée !
      je suis en retard complet sur écriture et lecture, mais je ne renonce pas à me rattraper et vous lire surtout ! merci