#anthologie #prologue | J’ai appris

Je n’ai pas choisi, mais je me suis mise au monde. J’ai appris à respirer. J’ai appris à regarder. J’ai appris à écouter. J’ai appris à parler. J’ai appris à goûter. J’ai appris à toucher. Apprendre et tenter de comprendre comment exister, comment vivre.

Je n’ai pas choisi, mais il fallait se nourrir. Mastiquer ce qui entrait dans la bouche. Avaler. Il faut toujours aller de l’avant. Recommencer à engloutir, déglutir, comme si on pouvait faire autrement.

Je n’ai pas choisi, mais j’ai appris à marcher: poser un pied, être dans ce déséquilibre de la marche, poser l’autre pied, rétablir l’équilibre, et recommencer. Toute une vie recommencer. Toute une vie tenter de garder l’équilibre.

Je n’ai pas choisi, mais j’ai appris à écouter. J’ai écouté les sons d’une langue qui ont forgé ma parole. J’ai entendu les sons d’une autre langue. J’ai appris les sons brisés. Écouter ce que l’on doit et se boucher les oreilles.

Je n’ai pas choisi, mais j’ai appris à articuler. J’ai appris à parler. Et j’ai appris aussi à ne rien dire. J’ai appris à empiler les mots comme j’ai appris à empiler les cubes. J’ai appris les mots pour vivre. J’ai appris les silences pour survivre.

Je n’ai pas choisi, mais j’ai appris à ouvrir les yeux. J’ai appris l’alphabet du jour et j’ai appris l’alphabet de la nuit. À regarder autour. À contempler, à admirer, à détester, à fermer les yeux. J’ai appris à voir flou et à voir net. J’ai appris les couleurs du temps. J’ai appris les contrastes et la tessiture des noirs. J’ai appris l’épaisseur des choses.

Je n’ai pas choisi, mais j’ai appris à chercher.. J’ai appris le vide et le plein, et les murs où se cogner et les creux où tomber. J’ai appris le dur et j’ai appris le mou. Et j’ai appris ce qui n’a pas de consistance. J’ai appris le perdu et j’ai appris le trouvé.

Je n’ai pas choisi, mais j’ai appris le froid et j’ai appris le chaud. J’ai appris le sang de la blessure et la douleur de la brûlure. Et j’ai appris d’une main ce qui apaise..

Je n’ai pas choisi, mais j’ai appris les ombres et la peur, et les cris et les larmes. Mais j’ai appris aussi le sourire et la joie et l’éblouissement.

Je n’ai pas choisi, mais j’ai appris à attendre et aussi l’impuissance quand personne ne venait. J’ai appris à essayer, et essayer encore. J’ai appris l’entêtement. J’ai appris aussi le renoncement. J’ai appris le goutte à goutte du temps.

Je n’ai pas choisi, mais j’ai appris à apprendre. J’ai appris à savoir et aussi à renoncer à savoir. J’ai appris à comprendre et à ne pas comprendre. Et j’ai appris à douter.

Je n’ai pas choisi, mais j’ai appris à me souvenir. De tout, du bon et du reste. J’ai aussi appris à oublier.

A propos de Solange Vissac

Entre campagne et ville, entre deux livres où se perdre, entre des textes qui s'écrivent et des photos qui se capturent... toujours un peu cachée... me dévoilant un peu sur mon blog jardin d'ombres.

6 commentaires à propos de “#anthologie #prologue | J’ai appris”

  1. Quel inducteur, ce « je n’ai pas choisi, mais » ! Qui me vaut bien des réflexions après plusieurs lectures… Et du coup, je me demande : qu’est-ce que j’écrirais en démarrant ainsi ? Merci pour la proposition d’écriture 😉

  2. « Je n’ai pas choisi, mais… » c’est fort.
    Et cette reprise systématique de « J’ai appris », aussi. ça donne un rythme galopant au texte, on retraverser une vie au travers d’un regard.
    J’aime beaucoup « J’ai appris à voir flou et à voir net. » « J’ai appris la tessiture des noirs ». Comme c’est juste !
    Et aussi « J’ai appris ce qui n’a pas de consistance. J’ai appris le perdu et j’ai appris le trouvé. »

  3. C’est fort ce texte et comme Marien, je trouve que c’est une proposition d’écriture intéressante je n’ai pas choisi/j’ai appris. Merci

  4. Il est beau ce texte, on pourrait le chanter. Équilibre entre Je n’ai pas choisi et mais j’ai appris, ne pas se résigner, faire avec, transformer. Merci

  5. Un texte qui par sa forme ouvre à la capacité, à la force de la vie en l’enfant quand elle se forge. Le prix de se (le) mettre au monde ?

  6. on ne choisit jamais (mais on s’en tire plus ou moins bien… semble que vous réussissez assez bien – et pour le reste oui on oublie)