Que je ne sois, et je fus !
J’ai voulu, j’ai tenu j’ai poussé j’ai forcé le passage, j’ai tout déchiré et je suis sortie à l’air libre. J’ai crié. J’ai crié victoire. Mais j’ai pris en pleine gueule l’hostilité de regards contrariés.J’ai fermé les yeux, fort, très fort
Je les ai ouverts dans la pénombre d’une chambre ; j’ai bu du noir à satiété ; j’ai vu un miroir ; j’ai vu le bébé tout maigrichon qui me regardait ; j’ai tendu une main tremblante. Je l’ai revu quand il était moi ; j’ai souri ; moi aussi j’ai souri ; j’ai ri ; moi aussi j’ai ri ; mais nous étions la seule à rire. Je les ai ouverts dans le landau fermé sous les tilleuls. J’ai entendu des voix étouffées par le capot de la poussette, des voix d’enfants. J’ai eu envie de crier moi aussi. J’ai crié. J’ai subi les secousses du landau poussé brutalement d’avant en arrière.
J’ai goûté le caoutchouc d’une tétine ; j’ai refusé la repoussant avec la langue ; j’ai goûté le métal d’une petite cuillère ; j’ai refusé ; j’ai gouté des légumes ; j’ai refusé ; j’ai goûté de la soupe ; j’ai refusé, j’ai goûté celle aux poireaux ; j’ai vomi ; je ne faisais pas la loi
Seule, ai-je appris seule ? J’ai appris à regarder tout autour de moi, à quelques centimètres ; j’ai appris la permanence des objets qui allaient être moi ; j’ai appris à prendre le temps de me sentir en sécurité. J’ai appris à écouter le moindre son autour du lit à barreaux perdu dans le silence de la chambre. J’ai appris à les reproduire dans ma tête. J’ai commencé à les dire parcimonieusement, attendant en vain la réaction de mon entourage J’ai aussi appris à sentir, à reconnaître les odeurs amicales. J’ai appris la vie ; celle des autres, tout autour de moi. Celle que j’ai d’abord mimée, celle que j’ai jouée, celle que j’ai métamorphosée pour être ma vie. J’ai appris à questionner, à me questionner. J’ai appris à mettre du sens, mon sens, sur l’absurde. J’ai appris le sens que les autres voulaient lui accoler. J’ai refusé mais je ne faisais pas la loi
J’ai respiré. Je n’ai plus respiré. J’ai craché. J’ai toussé. J’ai toussé et craché. Craché dans des bols, dans des assiettes creuses, allongée sur une planche inclinée, la tête en bas. J’ai toussé chez mes parents. J’ai toussé loin de chez mes parents. J’ai toussé et je n’ai plus toussé. Alors j’ai produit des rougeurs-hiéroglyphes sur le corps, j’ai effacé les hiéroglyphes ; j’ai changé d’écriture, elles n’étaient pas prises au sérieux ; j’ai gonflé, pour un oui, pour un non, j’ai gonflé et j’ai dégonflé ; j’ai économisé les mots; les maux ne m’ont pas économisée.
J’aime ces images curieuses qui défilent à la lecture. J’aime la surprise de ce dernier paragraphe avec les « j’ai toussé » ou « j’ai gonflé ». J’aime être pris à rebrousse-poils dans la lecture de ce texte. Merci Claudine.
Bonjour JLuc et merci de ton passage généreux dans mon texte. Ces images surgissent du désir de fignoler un de mes personnages de fiction que je fréquente depuis longtemps en mixant du vécu et de l’imaginaire. La consigne est porteuse…
Est porteur aussi d’aller voir ce qu’écrivent les autres… aussi vais-je prendre le temps de faire un petit tour dans ton texte
Un très beau cas d’allergie à la vie ou d’allergie des adultes à la vie d’un nouveau-né. La rencontre est violente.C’est une histoire dure mais non illisible. Attlila dans un « corps maigrichon », ça laisse perplexe…J’espère qu’il y a une happy end… Bébé pourquoi tu tousses ?
Bonjour Marie Thérèse et contente de retrouver tes interventions enrichissantes et tes textes Le personnage ici est fictif , même s’il est inspiré de faits autobiographiques. Cette consigne m’a permis de le mieux connaître et d’accentuer son côté abîmé certes mais pas sans ressources.
Bonjour,
J’ai aimé (entre autres) ce paragraphe : J’ai goûté le caoutchouc d’une tétine ; j’ai goûté le métal d’une petite cuillère ; j’ai refusé ; j’ai gouté des légumes ; j’ai refusé ; j’ai goûté de la soupe…
Violence du NON d’un bébé
Avec ce leitmotiv qui revient ponctuer ton texte : je ne faisais pas la loi…
Merci !
J’aime beaucoup cette précipitation des sons du corps dans le dernier paragraphe. j’aime » Craché dans des bols, dans des assiettes creuses, allongée sur une planche inclinée, la tête en bas. J’ai toussé chez mes parents. J’ai toussé loin de chez mes parents. »