Je recommence. Je doute. Je ne suis pas sûr. J’hésite. J’ai envie. J’ai peur. J’avance un pied. Je perds l’équilibre. Je tombe. Je me relève. Je recommence. Je progresse. Je m’habitue. Je m’amuse à tomber, à me relever. J’apprends à faire confiance à ce corps. Bientôt je courrai.
Je vois l’arbre en fleurs, j’éprouve une émotion, la blancheur des fleurs me rappelle une chose. Je ne sais quelle est cette chose. J’éprouve à la fois de la joie et de la peine, les deux sont mélangées, de la grenadine dans de l’eau. Je vois le mélange s’effectuer quand la main plonge la cuillère dans le verre. Je vois le rose se modifier. Je comprends que la quantité de sirop au fond du verre joue un rôle comme la quantité d’eau qu’on ajoute au sirop. J’ai envie de grimper à l’arbre, de m’enfouir complètement dans la blancheur des fleurs. Je cours vers l’arbre, je tombe, je me relève, je ne peux pas le perdre de vue, il est là, de plus en plus grand. Je progresse, j’y arrive. J’ai peur et j’ai envie de m’enfouir dans ces fleurs blanches.
Le parfum suave des fleurs entre par les narines. Le parfum ne se voit pas, mais je le sens. C’est une chose invisible qui remplit le corps tout entier une fois qu’il est entré par les narines. Comme la blancheur des fleurs du cerisier pénètre par les yeux et fait tituber le corps entier.
Je goûte le vert des feuilles d’oseille. Le goût est acide dans la bouche. Je suis surpris. Je ne suis pas sûr de ce que je ressens, pas encore sûr de savoir vraiment quoi penser de cette acidité. Je suis surpris. Je me reprends, je recommence, je m’habitue à l’acidité comme à la surprise que procure l’oseille quand on la cueille. Je goûte toutes les herbes du jardin une par une, je les touche, j’estime du bout des doigts de la paume leur texture, certaines sont douces, d’autres plus dures, mais à la fin tout finit dans la bouche pour obtenir encore et encore la surprise, le vacillement léger, la découverte, l’acceptation ou le rejet par le palais et par la langue. J’ai des doutes concernant les mots salsifis, épinard, rhubarbe, groseille, pois cassé. Je les goûte une fois et je fais la grimace, je les entends, ils entrent dans mon oreille, je me souviens du goût, il me dégoûte.
Je regarde autour de moi quand quelque chose me dégoûte et le dégoût envahit tout ce que je vois autour de moi. Je suis au centre du dégoût, le dégoût est en moi, il ressort par les yeux et il envahit tout autour de moi. Je ne sais pas si je suis en colère d’être dégoûté comme ça contre moi-même ou contre tout ce qui me dégoûte désormais tout autour de moi. J’ai des doutes. Je me trompe souvent. Je suis maladroit, les objets m’échappent, les objets tombent et souillent la table, la fourchette, le couteau, la petite cuillère. La réaction vis-à-vis de cet événement est variable. Cela peut faire naître un éclat de voix, une claque, un coup de poing sur la table. Parfois aussi on me saisit par-dessous les épaules. On m’extirpe de la chaise. On me met dans un parc entouré de barreaux, la lumière s’éteint, il fait noir, je crie, je pleure, et puis à un moment ou à un autre, une fois que tout le dégoût est sorti de mon corps, je me sens apaisé, je m’endors.
Je suis sorti du ventre de ma mère et on m’a placé dans une couveuse pendant plusieurs semaines. Je ne me souviens plus du tout de cette période de ma vie. J’imagine qu’elle a été importante. Je ne cesse de la reconstruire. J’imagine la quiétude du ventre de ma mère, j’imagine le désir étrange qui me pousse à m’en extraire soudain. Souvent je pense que je me suis chassé seul du paradis, pour quelle raison, je l’ignore. Je pense que la raison est de n’avoir pas été baptisé. Mais c’est une erreur logique. Pouvais-je entendre le refus de mon père depuis le ventre de ma mère ? « Non il ne sera pas baptisé, il choisira sa religion quand il sera grand. » Est-ce pour cette raison que je n’ai eu de cesse, enfant, de vouloir devenir grand ? Et pourtant je n’ai jamais fait le nécessaire pour obtenir ce baptême, pas plus que de me relier à quoi que ce soit. Et quand je remonte le fil des raisons possibles, je pense à chaque fois que je ne suis pas assez grand. Je panse en tout cas quelque chose qui ressemble à une blessure, et cette blessure est un amalgame que j’effectue entre l’isolement de quelques semaines en couveuse après m’être chassé loin du paradis, et aussi cette malédiction extérieure m’interdisant d’entrer dans la lumière de la foi par le baptême. Je me mets bien entendu à détester la religion et tous ceux qui en pratiquent une, parce que je pense qu’ils ont obtenu ce passage naturellement, sans le plus petit effort de leur part, tellement facilement, naturellement que ça me dégoûte. Je n’ai pas de goût pour la société, je reste dans un coin de la cour de récréation, ou bien je m’enfouis dans un trou, ou encore je cours tout au fond du jardin pour grimper sur l’arbre. Je me sens mal en société. Je sens que ça ne va pas, que ça ne va jamais. Je sens que je freine malgré moi, que je ne progresse pas, que je meurs à petit feu dans le dégoût qui me vient pour fuir ma peine.
Je m’invente des histoires pour échapper à l’ennui mortel. C’est une puissance invisible qui me guette depuis le ciel gris et bas par-delà les collines. Il m’est tombé dessus sans crier gare. Il est comme de la boue ou comme lorsqu’on veut courir ou voler dans un rêve, il nous cloue sur place, nous force à effectuer du sur-place. Quand je le sens venir j’éprouve toujours une sensation physique de lourdeur, mon corps devient pesant, la terre est un aimant qui oblige le corps à s’en rapprocher, alors il faut s’asseoir ou s’allonger, on a bien de la peine à se tenir debout quand l’ennui frappe. Et comme il n’y a rien à faire à part attendre que ça passe, je m’invente des histoires, pour passer le temps. Je n’ai pas su tout de suite que c’était inventé, il a fallu que l’on me le dise, arrête de nous raconter des histoires. Cela ennuyait le monde que je lui raconte des histoires. Un prêté pour un rendu.
Je crois que le diable n’attend rien d’autre qu’un simple hochement de menton de ma part. Que si je regarde le fond du puits dans la cour de la ferme, la mère à quatre bras va m’attraper et m’emporter tout au fond de la terre. Je crois que j’attends d’être puni d’exister, que les choses ne peuvent se dérouler tranquillement, gentiment pour moi comme pour tous ces autres enfants que j’aperçois autour de moi. Ils sont des étrangers dans l’expression de leur étrangeté, de leur différence, et si je creuse la raison de cette différence, c’est que pour eux tout est naturel, ils n’ont pas besoin de faire des efforts pour l’obtenir. Ils sont acceptés, ils se reconnaissent ainsi aussi sûrement que si l’acceptation était un signe sur leur front. Le diable est ainsi mais c’est le contraire, lui a un signe sur le front pour que l’on sache tout de suite qu’il est le diable. Il me fait peur mais en même temps je crois qu’il ne peut pas être aussi mauvais que tout le monde le dit. Peut-être que lui aussi est comme moi, qu’il a compris que je suis un être vivant dans le rejet, dans la marge, un être inachevé dans le sens où la fin serait d’être accepté. Mais que le prix à payer dépasse de mille coudées ce que la plupart des enfants qui se tiennent autour de nous dans la cour de récréation ont payé.
J’entends les paroles de chansons pénétrer en moi et je les reconnais. Je suis attiré par les paroles des chansons qui me parlent de la difficulté d’être et dont la fin va toujours plus ou moins vers une acceptation tranquille de cet état de fait. Les paroles de chansons sont comme un baume, une pommade qui soulage des coups, des blessures, on peut s’y reconnaître, elles sont comme la glace de la salle de bain dans laquelle on essaie de savoir qui l’on est. Je passe beaucoup de temps à me regarder dans la glace de la salle de bain à me recoiffer, à m’ébouriffer les cheveux, pour cacher les trous que je commence à percevoir dans mes cheveux. L’odeur du savon, la vapeur qui embue les vitres, font que la salle de bain est un lieu idéal pour essayer de comprendre qui l’on est. Ce que je perçois de moi, dans cette image inversée, me permet d’exercer un sentiment bizarre que je n’accorde qu’aux arbres et aux animaux, un genre de compassion, une excuse, une auto-acceptation. La salle de bain en fin de compte est une sorte de petit paradis privé quand on ferme le verrou, qu’on est certain que nul ne viendra nous déranger. Dans la chaleur de la salle de bain on retrouve le paradis perdu, le ventre de la mère, et les regrets sont les histoires que l’on se raconte pour tenter d’échapper à l’ennui pesant.
Je ne crois pas à cette durée que l’on m’impose. Je ne crois pas au temps. Je ne crois pas au moment présent. Je ne crois pas à l’emploi du temps. Je ne crois pas à l’irrémédiable. Je ne crois pas à la mort. Je ne crois pas à la naissance. Je ne crois pas aux renaissances. Je ne crois en rien de tout ce que l’on veut me proposer de croire. Je veux expérimenter tout ce qui m’est proposé. Je veux réinventer la roue pour les moindres mécanismes d’horlogerie, étudier les plus minuscules engrenages attentivement. Pour cela je m’enfonce dans la bêtise, dans cette sorte d’instinct nommé animalité. Je ne me sens ni meilleur ni pire qu’une bête, qu’une plante, qu’une pierre. Je crois que s’enfoncer dans l’absence de croyance, les refuser toutes les unes après les autres le plus méthodiquement possible m’entraînera vers la source même de toute croyance. Avec un peu de ténacité et de chance, j’inventerai les miennes. Elles résisteront à l’épreuve des chocs des balles et de l’imbécillité magistrale. Avec un peu de chance, beaucoup de ténacité.
Les travaux à ma portée sont la plupart du temps alimentaires, ils forment des excuses toutes faites pour ne pas faire autre chose de ma vie. Je possède des listes de raisons qui feraient pâlir de jalousie les scribes et les copistes, avec enluminures et graffitis dans les marges. Mais au fond de moi je sais que je perds mon temps, ce temps que je ne possède pas parce qu’on me le vole, que tout converge pour qu’on me le vole. Alors quand je ne travaille pas, quand je suis chez moi, je jouis de tout mon temps à n’en rien faire. Une fois la porte de mon appartement refermée, je me sens soulagé. Je m’allonge sur un canapé, je ferme les yeux, je me concentre sur ma respiration pour ne plus penser à rien. Je m’évade ainsi. Je refuse de sombrer pour autant dans le mysticisme. J’essaie d’apprendre à mourir, de parvenir à ce lieu mathématique représenté par le 0, au carrefour du positif et du négatif. La raison est que j’éprouve une peur de perdre la sensation d’être au monde, ce qui est tout à fait absurde puisque souvent je me dis que je n’y suis pas. C’est peut-être dans le fond une approche empirique des paradoxes qui m’occupe, peut-être que j’imagine la mort comme un seuil, comme la vraie porte de cette vie dont je rêve en vain.
L’art est une île lointaine dont j’aime à mes moments perdus rêver. Ou une femme. Un impossible amour. Il faut toujours que je sois déçu pour raviver plus loin mon désir. Je me suis inscrit dans une école pour apprendre ce que les gens nomment l’art. Je n’ai rien appris que ce que je ne savais déjà. Que l’art n’est pas de l’homme, que c’est de là que provient toute la confusion, et certainement l’idiotie. J’ai décidé de tourner le dos à mes maîtres. J’ai dit que l’art me traverserait si je devenais suffisamment transparent. Je l’ai dit dans le temps, comme on allume une mèche suffisamment longue. L’explosion s’effectue par paliers, par décennie. Chaque étape emporte une partie de la poussière déposée sur les yeux depuis que l’on fréquente le monde des hommes. Chaque explosion fait écrouler les piliers un à un de cette absurdité que l’on a fait de l’art au cours des siècles. On ne décide pas de faire de l’art, c’est la vie ou la mort qui décident que tu es assez effacé, transparent pour te traverser. La nécessité se situe dans la volonté de transparence, pas dans le désir de faire de l’art.
Je suis seul et ça me va. Comme un gant. Un gant jeté à la figure du monde. Demain à l’aube, au chant du coq. Je suis devenu l’enfant que je n’ai pas pu être. Je sais à présent dire oui, dire non, je n’ai nul besoin d’y réfléchir pour en décider. Je ne peins presque plus que lorsque je me sens requis à le faire. Je ne cherche ni gloire, ni argent, ni postérité. Juste à émettre la note juste sur le silence que j’ai construit avec ténacité et parfois un peu de chance.
je recopie ici ce poème de Peter Handke qui m’a bien aidé à traverser diverses périodes pour différentes raisons car il faut des raisons comme des périodes.
« Quand l’enfant était enfant, il marchait les bras ballants, il voulait que le ruisseau soit une rivière, la rivière un fleuve, et cette flaque d’eau, la mer.
Quand l’enfant était enfant, il ne savait pas qu’il était enfant, tout pour lui avait une âme, et toutes les âmes étaient une.
Quand l’enfant était enfant, il n’avait d’opinion sur rien, il n’avait pas d’habitudes, il s’asseyait en tailleur, partait en courant, avait une mèche rebelle, et ne prenait pas de pose pour la photo.
Quand l’enfant était enfant, c’était le temps des questions suivantes : Pourquoi suis-je moi et pourquoi pas toi ? Pourquoi suis-je ici et pourquoi pas là ? Quand commence le temps et où finit l’espace ? La vie sous le soleil n’est-elle pas un rêve ? Ce que je vois, entends et sens, n’est-ce pas simplement l’apparence d’un monde devant le monde ? Le mal existe-t-il vraiment et y a-t-il des gens qui sont vraiment les mauvais ? Comment se fait-il que moi, qui suis moi, avant de devenir, je n’étais pas et qu’un jour moi, qui suis moi, je ne serai plus ce moi que je suis ?
Quand l’enfant était enfant, ça lui arrivait de manger une pomme, et ce n’est plus maintenant, morsure après morsure, que ça lui arrivait.
Quand l’enfant était enfant, les baies tombaient dans sa main, comme seules des baies tombent dans une main, et c’est encore le cas maintenant. Les noix fraîches lui faisaient une langue rapeuse, et c’est encore le cas maintenant. Sur chaque montagne, il avait la nostalgie d’une montagne encore plus haute, et dans chaque ville, il avait la nostalgie d’une ville encore plus grande, et c’est encore le cas maintenant. Il atteignait les cimes des arbres pour cueillir des cerises, tout comme il le fait encore maintenant, il était effrayé par les étrangers, comme il l’est encore aujourd’hui, il attendait la première neige, tout comme il l’attend encore aujourd’hui.
Quand l’enfant était enfant, il lançait un bâton contre un arbre, et il y vibre encore aujourd’hui. »
Vaste et beau balayage sur tout un pan de vie, et ce poème de P. Handke, als das kind kind war…merci.