Je sors de lèvres ouvertes sur la lumière. Je n’ai rien demandé. J’étais chez moi dans le noir. Débusqué, je tente de ralentir ma chute, je m’accroche aux parois, rien à faire. Je suis tiré vers l’extérieur par des gants ensanglantés. Je ne pleure pas alors on me croit mort. Je reste inerte sous la petite fessée censée me réveiller . Je suis un silence dont on a accouché, petit silence aux yeux fermés. Je respire des bouffées d’air irrespirables. J’ai beau ne pas hurler, je suis là, bien en vie, vieux de quelques secondes, de quelques minutes. Le temps m’est compté. À peine né déjà en présence de la mort. Je suce avec dégoût un lait noir. Le bruit de ma goulue tétée résonne dans la nuit. Mon regard s’écarquille un peu plus à chaque gorgée. Mes pupilles se dilatent, dévient vers le haut comme appelées par le ciel. Pendu de la bouche au téton, bras et jambes ballants, j’ai la nausée. Le lait aurait-il mal tourné ? Je dors devant un enfant, probable frère ou soeur, qui se demande de quoi je rêve. Je rêve de l’obscurité d’avant ma naissance. Je rêve du lieu sombre d’où je viens, mon doux néant. Les mains tremblent devant mon extrême fragilité. Je me tords d’inconfort, étouffe dans l’espace si étroit des phrases. On me tourne dans tous les sens, je cherche sous les mots qu’on m’adresse un savoir dont on ignore l’origine. Je hurle désormais à pleins poumons, je me jette de colère par terre. Je rampe sur le sol, je cherche une porte de sortie à cet enfer. Mais la porte s’ouvre sur un mur, la fenêtre aussi. Je suis né condamné. Condamné à porter un nom qui ne me ressemble pas. Comment le raturer et retrouver l’anonymat duquel on m’a arraché ? Moi, orphelin de l’anonyme, bâtard néant-humanité, ce nom m’a adopté de force, enchainé à une identité qui n’est pas la mienne. Je porte un nom de deux lettres, je suis une syllabe sujette aux jeux de mots les plus ridicules, je suis une sonorité étrangère, je suis déjà marqué d’une origine, je suis né ici et suis déjà d’ailleurs. Je ne suis pourtant ni d’ici ni d’ailleurs. Je viens de nulle part, comme tout le monde. Je n’ai rien à faire là, ces mains n’ont pas ma couleur de peau, leur odeur n’est pas la mienne. Je tire sur la laisse, je tourne en rond dans ma cage. Je me heurte aux interdictions. On me dit faut faire ci, pas faire ça. On me prive du droit de circuler où bon me semble. Un pas dans la marge et déjà les mains me retiennent dans un endroit sous surveillance. Je n’échapperai pas à leur désir. Je suis à leur merci. Je vieillis, les secondes vieillissent au goutte à goutte la peau et la pensée du jour au lendemain, chères foutues secondes passant d’un état à un autre comme une seule et même voix qui sans jamais s’arrêter muent jusqu’à son extinction, qui sans jamais reprendre son souffle parle jusqu’à son dernier souffle, du pré-babillage au premier pa-pa, de ma première phrase formulée à mes plus navrants et longs discours, je n’ai finalement appris qu’à coller des interjections les unes avec les autres qui mises bout à bout sont devenues avec le temps des gros et petits mots censés faciliter l’expression et qui pourtant me semblent dans le désordre… c’est comme si tous les mots composant la langue n’avait pas de logique plus de fonction, plus de règle ni de lien entre eux et qu’ils sortaient de ma bouche sans ponctuation pour formuler une seule et même phrase interminable et incompréhensible une phrase où la grammaire finit par violer ses propres règles où les temps ne concordent plus avec ma mémoire, une phrase brassant du vent au rythme des secondes secondes identiques et si brèves qu’elles me donnent à peine le temps de reprendre ma respiration… Ma voix change de ton. Je bégaye. Quelque-chose me reste en travers de la gorge. Mes joues sont constellées de pus. Comment tenir le regard ? Je baisse la tête même devant mon propre reflet. Je m’arrache la peau avec les ongles, me lacère au rasoir. Ponctue mon visage de cratères et cicatrices. Un désir nait du malaise face à moi-même : peindre. Donner des coups de pinceaux, de couteaux, me refaire le portrait. Le temps d’un tableau ma chair devient matière. Ma laideur un modèle. Ce que je peins répugne. Je jette ma salive, ma chair, mon sperme, mon sang à même les murs, les recouvre d’autoportraits perturbés, natures mortes vivantes. Ma peinture n’est pas signée. Et cette absence de nom est directement adressée à mes géniteurs. Nous ne partageons rien, ils peuvent prétendre le contraire, mais je suis sûr qu’on ne partage même pas le même sang. Je ne suis pas obligé de les aimer. Je n’ai pas assez de patience pour attendre ma majorité. Je pars avant l’âge, je n’arrive à parler, je dois m’inventer une identité, des amis, des amours, je m’invente aussi des maladies, je m’invente des drames, puis des petits riens, je mens tout le temps, impossible d’adresser la parole sans mentir, besoin de m’inventer, de croire en ce que j’invente, de le devenir vraiment, je mens pour exister, je cache mes mensonges comme les secrets les plus précieux, on me démasque, on me hait, on se moque de moi, on me crache dessus, on me trompe, on me déteste, on me frappe, on me ridiculise, on me dit que c’est mérité, je le crois, on me dit que mon corps est ridicule, que je ne suis pas un homme, que je fais trop jeune pour l’être, je ne vieillis plus, je n’ai pas de poils, je n’ai pas de barbe, je suis bloqué dans un âge qui n’est plus le mien, j’ai honte, mon corps m’encombre, il me borde l’âme bien plus qu’il ne le faudrait. C’est vraiment trop serré, j’y suis bien trop à l’étroit. Je n’ai pas si froid, j’aimerais m’endormir à l’air libre, moi qui ai toujours aimé dormir nu, offert à la nuit étoilée. Les première fugues, les nuits dehors, sur les toits du lycée où je ne vais plus, je m’invente une grippe, un cancer, un grand-père subitement mort, une excuse assez grave à donner, aux profs, à l’orthophoniste. Je n’ai pas envie d’y aller. Je préfère paresser un peu défoncé, et peindre jusqu’à épuisement. Ouvrir un livre aussi. Oui lire n’est pas ce que les profs m’ont raconté au lycée. Lire c’est savoir écouter. Rien d’autre. Les livres qu’on m’oblige à lire ne me parlent pas. Ceux qui me parlent ne sont jamais au programme. D’où le besoin de choisir les miens, bâtir ma propre bibliothèque. Elle s’est vite remplie. Mais peu de livres ont vraiment compté. Je m’ennuie, j’erre, sans ambition, je n’ai pas peur de l’avenir puisque je n’en ai pas. Je fume et bois pour combler l’absence de dieu, j’erre défoncé dans le couvent des Jacobins, je lève la tête et ne trouve rien, aucun réconfort, aucune adresse à qui jeter quelques mots. J’ai besoin de sortir des mots, j’ai besoin d’être écouté, j’ai besoin de matérialiser ma solitude pour qu’elle devienne une présence à qui me confier. Je commence à écrire pour chercher quelqu’un à qui parler. Très vite, ce que je veux dire s’efface derrière ce qui se dit. J’ai l’impression d’écrire quelqu’un d’autre. Je deviens l’adresse. J’écris des choses qui ne m’appartiennent pas. Je fais fausse route, la parole écrite appartient à un autre, un autre dont le passé me précède. Aurais je volé la mémoire de quelqu’un à mon insu ? Est-ce la vôtre ? Excusez-moi, s’il s’agit là d’un de vos souvenirs intimes, je vous le rends sur le champ. Je ne veux pas vous détrousser de votre passé, ne vous méprenez pas, je ne suis ni pickpocket ni cleptomane, c’est juste que je suis à cette heure-ci un peu perdu et que j’ai besoin de saisir ce qui traverse ma tête, qu’il s’agisse là du souvenir d’un autre ou d’une mouche qui ne fait que passer, qu’importe, j’ai juste juste besoin de m’accrocher à quelque chose pour exister, à vrai dire, mon regard n’est déjà plus qu’un regard dans le vide, je n’ai plus goût à rien, ne sens plus rien, ni quand je me fais dessus, ni quand un rare proche me prend la main, mon corps n’est plus qu’une pierre et les pierres n’ont pas encore appris à parler alors que dire ? Et à qui ? Je n’ai pas ma place ici. Je pars, je pars pour aller à la recherche de celui qui m’écrit. Vient-il des sonorités de mon nom ? Les rues, les visages, les goûts, les odeurs qui s’écrivent viennent bien de quelque part. Je vais m’y rendre, je m’en vais trouver d’où je viens.
Eh bien, quel texte ! Quel contraste entre la toute clarté de la première phrase (magnifique) et les recoins obscurs de ce texte coup de poing. Ton texte me fait penser à celui de Michèle : s’inventer pour déjouer le réel, et ici la souffrance d’exister à force de ne pas savoir qui on est. C’est très très fort. Merci…
Merci pour votre commentaire Émilie. Bel été d’écriture à vous
Un texte vraiment très fort qui augure de belles recherches. Merci
Merci pour le signe. Bon atelier à vous
Au lieu de faire un commentaire sur votre texte extrêmement puissant. J’ai eu d’abord envie de vous offrir un premier poème de Charles Juliet qui lui aussi est persuadé d’avoir « têté le lait noir de la mélancolie maternelle ». Je vous en cite un autre dans l’Opulence de la nuit, chez P.O.L , 2006. Au fond de la fosse
blotti derrière ses murailles
il cherchait la réponse
temps noir – inoccupé
dévoré d’impatience
il ne savait que faire
où aller que penser
un temps noir
définitivement
arrêté
dévoré d’impatience
dévoré par la soif
un désert le séparait
du lieu où il lui faudrait
creuser pour faire jaillir la source
il vivait affaissé
pétrifié par l’ennui
n’avait que le courage
de ne pas fuir
parfois
il parlait à cet enfant
noué en lui
dans sa détresse
pour lui
pour l’apaiser
il se postait
à l’angle des rues
et mendiait
un peu d’amour
du temps s’était
pourtant écoulé
et sans quitter
sa cellule
il n’avait cessé
de cheminer
un jour
il a repoussé les livres
déchiré l’humus
ouvert la nasse
de ce qui fut verrouillé
à l’origine
sans qu’il le sût
libre de son fardeau
il avait appris
à marcher seul
p.151-152
Quel magnifique poème. Grand merci du partage.