# anthologie de #05 à #17 | défi dans le défi

C’est un défi délibéré, un défi dans le défi : impossible dans le temps imparti d’aborder les 13 propositions ayant suivi la 4. 13 propositions, c’est 13 jours.vraiment durs, avec repli, regrets,  douceurs inattendues, larmes attendues, obligations, et retranchement. Depuis, j’ai repris le voyage Anthologie ; ces 13 fois restées entre parenthèses étaient un blanc d’abord adopté puis pesant, comme un en -dehors de ce qui me concernait. Alors, j’ai décidé de me confronter à ce que tout ça soulevait. Une journée entière pour tenter d’aller de 5 à 17, faire une sorte de pont fragile entre avant et après. 17 jours en un seul. Sans ces marches, impossible de franchir l’intervalle.  Voilà

5.J’emprunte une passerelle flottante, fixée entre les deux pans d’une montagne. Elle est solidement arrimée mais un vent se forme vers le milieu de la traversée. Elle bouge de plus en plus, c’est un balancement qui ne berce pas mais oblige à s’arrêter comme pour reprendre pied. Alors je m’accroche au garde-corps et me penche pour voir. Un torrent coule au fond, et aspire le vide. Le vertige rôde, me cloue sur place. Paralysie, prison du mauvais sort que je pourrais briser si je décollais mes mains du garde-fou pour faire un pas, un seul pas. En bas, le torrent s’échappe et je rêve de le rejoindre. Il suffit de fermer les yeux.

6. Un petit garçon est debout, à portée de mer. Il soulève avec le pied un paquet d’algues, le laisse retomber et regarde attentivement comment sa pêche gluante glisse et se défait. Puis il s’avance un peu et observe longtemps la vague qui meurt sur le bord. Ça dure des heures. Pas de parents à l’horizon. Au- dessus, un oiseau de mer blanc, avec juste deux triangles noirs à la pointe des ailes, joue avec le courant d’air. L’ombelle jaune du fenouil sauvage tremble un peu. Le volet d’une maison inhabitée claque contre le mur. Seule l’île au lointain baigne dans un halo bleuté.

7. La lumière du soir traverse le fouillis vert qui n’a de jardin que le nom. J’ai dans le dos l’étroite fenêtre inscrite dans son sage renfoncement pour échapper à la brutalité du vent qui ne prévient pas en déclenchant l’assaut. Le reste de jour est ma première lampe de chevet et l’écran blanc en face suffit. Lune montante de l’autre côté. Il va falloir fermer les volets du bas en ressortant pour baisser les arrêts têtes de bergères. Revenir à la table en allumant les petites lampes, de part et d’autre. Modestes cariatides de chevet dont l’une, la blanche, éclaire aussi le petit autel propitiatoire avec fleur peinte sur lequel elle est posée.

8. Le père a placé devant la porte condamnée une   télévision en noir et blanc pour bien montrer qu’il était inutile de passer par là. La porte ressemblait à un mur. Mais elle avait conservé comme l’indice d’une ancienne ouverture, un bouton de porcelaine blanche qui attirait l’œil, quand on était un peu en biais. Comme la télévision était installée sur un meuble à roulettes, il suffisait d’attendre qu’il n’y ait plus personne pour déplacer le tout. Ce qu’a fait l’enfant, un jour de solitude. Il a ouvert facilement la porte. Derrière, un escalier, plutôt raide. Tout en haut, une chambre étouffante, avec un papier peint fané aux guirlandes de fleurs désuètes. Un grand lit poussiéreux avec dessus une curieuse poupée aux yeux trop ouverts. Un bureau couvert d’une plaque de verre emprisonnant fleurs séchées et photos indéfinissables. Et soudain dans l’angle, un bruit de drapeau qui claque, des ailes affolées qui se déplient et emplissent tout l’espace. En bas, quelqu’un a refermé la porte et remis la télévision en noir et blanc à sa place.

9. rupture dite définitive elle sait qu’elle ne reviendra pas en arrière, sait qu’il la regarde s’éloigner pendant qu’elle descend le charmant escalier qui fait penser à Montmartre avec sa rampe et ses parages verdoyants elle ne se retourne pas

mais juste en débouchant sur la rue pompeusement nommée boulevard qui surplombe la voie ferrée, elle est prise d’un vertige, comme un froid qui l’accable en plein été  alors elle s’arrête net,

se refuse à faire volte-face, à briser la décision qui l’entraine vers ailleurs, vers sa vie à elle, pas celle qui la tient suspendue à trop d’attente, trop d’impossibilité

il faut continuer, traverser le pont avec licence en poche,  et la force de dire non à d’éventuels compromis

restent juste quelques marches pour accéder à la petite gare et malgré le cœur qui se serre au souvenir de tant de rendez-vous secrets, elle arrive sur le quai

et attend le train qui va l’emmener dans l’autre sens vers ce qu’elle ignore encore d’elle-même

10. Entre cousins, ils en plaisantaient : c’est un ancêtre vaguement légendaire, et on a la copie d’un médaillon le représentant de profil avec son nez en pied de marmite. Je me souviens avoir cherché le sens de l’expression « en pied de marmite ». Dictionnaire feuilleté un peu fiévreusement : explication renvoyant à la difformité, aux débuts de l’orthopédie. Nez large et retroussé. J’en suis restée là, n’ayant trouvé dans aucun des nez vivants apparentés une forme les reliant à la particularité du portrait. Mais l’attention était attirée. L’homme à la particularité reconnue était celui qui avait décrit la procession du Saint cordon dans la ville de Valenciennes. Ce que m’avait appris mon arrière-grand-mère le jour où j’ai reçu de ladite ville la Marguerite d’Or pour une suite de poèmes, écrits quand j’avais seize ans. Elle disait que j’avais sans doute de qui tenir. Décrire une procession, mais pourquoi ? Et s’il y avait cette description, il y en avait sûrement d’autres. C’est ainsi que plus tard, dans les intervalles de mes travaux d’étudiante, je suis partie sur les traces de l’ancêtre Simon. La première fois, c’est dans l’impressionnante bibliothèque Sainte-Geneviève. Le grand silence recueilli, bien réparti entre les lampes de bureau vertes, les têtes penchées, les piles de livres. Le comment s’y prendre : trouver dans l’un des tiroirs constituant des meubles immenses, la fiche cartonnée portant la référence recherchée, vérifier, demander l’ouvrage. Attendre, cœur battant que le bibliothécaire apporte sur son chariot roulant l’ouvrage en question, réaliser qu’il y a peut-être plusieurs Simon et qu’il ne faut pas se tromper. Le bon c’est sans doute l’échevin, celui qui écrivait mille détails en consultant les archives des établissements civils et religieux de sa bonne ville. Mais alors je peux difficilement aller plus loin, trop de travaux me submergent et je redoute la dispersion. Simon attendra. Des années après, j’ai repris le fil : envie d’écrire « le roman de Simon ». Notes prises, reconstitution de la période. Plongeons réguliers dans Gallica comme dans un immense puits d’où j’ai remonté des précisions inattendues, passant de la capture d’écran à de nouvelles prises de notes, toujours un peu fiévreuses. En attendant ce qui va peut-être s’imposer. Un jour ou l’autre.

11. Y aller malgré la mauvaise nuit qui a précédé C’est souvent comme ça : les monstres de la route surgissent en amont mais ils ne barreront pas le passage  Faire six cent kilomètres à partir  du nord-ouest de Paris  au volant d’une vieille voiture révisée ce n’est pas la mer à boire tu l’as fait tant de fois seule Y aller c’est plus fort et les paysages déjà longés t’aideront Fluide ils ont dit mais pas de l’autre côté : dix kilomètres d’embouteillage à cause d’un accident lié à un énorme nid de poule, camions ou autos encastrés, gyrophares et conséquences Rouler c’est passer à autre chose, longer les champs pas encore moissonnés, descendre les vitres pour récolter le parfum des épis encore debout, rester vigilante tout en écoutant les nouvelles, franchir les péages, les éviter ensuite Rouler comme toujours, rouler en se rapprochant , comme être soulevée par la route qui mène aux retrouvailles grand large Sentir le danger les paupières qui se ferment doucement Tu feras attention, la voix inquiète d’un enfant Obéir Une halte pour marcher un peu, se ressaisir, brumisateur, eau, chaleur montante on ne peut plus faire l’économie de la clim Et encore les camions doublés, appels de phares, ralentissements provisoires et la masse du mont pointe sa flèche dans la brume Rouler c’est se rapprocher , puiser encore l’énergie en pensant à ceux qui attendent de savoir si tu es bien arrivée au pays, départ comme arrivée

12. Glasgow. Trous d’air et dans le ciel s’écrivent des fulgurances dangereuses.  Après atterrissage, le campus et suivi des jeunes argenteuillais en stage, un peu déboussolés : on parle mal anglais, on ne peut pas manger leur porridge, on est perdus, on espère que notre stage sera validé. Marcher dans la ville marquée par le chômage, rouler en car vers les Lowlands, traverser le pays vers Edimbourg. Le pub avec buée saumon et pommes de terre cuite à l’eau, ralliement et réconfort.

Varsovie. Il faut qu’ils sachent. La ville qu’ils voient n’est pas la vraie ville. Tu comprends, c’est la ville reconstruite. A l’identique, on t’explique. Mais pourquoi ? Les bombardements, l’effacement forcené des traces. Même celles du ghetto. Il reste juste une brique ou deux du mur. La place policée des affreux rassemblements. Korczak : quand même, mais bien trop peu. Ils demandent si on peut trouver un Burger à Varsovie.

Tokyo. Narita, aéroport. Idéogrammes, oriflammes. Au sol, les pointillés du protocole rigoureux. Ne pas dépasser les zones bien définies. Démarches d’arrivée. Et s’il n’est pas là, comment feras-tu ? Pas de pack Wifi à ce moment-là. Tout ce qui est autour respire équilibre, organisation. Mais qu’inventer si tu es perdue là où les cloisons dites étanches ne sont pas les mêmes ? Faire confiance, c’est le cœur des grands voyages et pourtant… Tu suis les tracés prévus et tu déroules intérieurement la liste de ce que tu pourras faire, au cas où. Récupération des bagages, dernier franchissement. Tu es prête à ce que tu nommes tout. Et au lieu de tout, il est là, vêtu de blanc.

13. Jardin des plantes.Un même endroit.  Là, on pensait y accéder en longeant la Seine mais les barrières sont déjà installées, l’interdiction aussi, on entre côté Austerlitz. La chaleur plombe les lieux et l’ombre des vieux arbres est recherchée, avant tout. Parce qu’on est là, on se penche sur les explications botaniques, comme sur autant d’invitations au voyage par les mots. La chaleur pèse, on préfère reconnaitre plutôt que découvrir. Marjolaine, celle des talus et des souvenirs : droit de cité dans la capitale, c’est presque insolite. Même les fleurs d’été, dont la beauté habituellement écrase celles qui ne savent pas comment lutter, ont du mal à résister. Spectre de l’eau rare. On cherche quelque chose qui ressemblerait à un abri en plein air et on s’engouffre dans le mini-tunnel du jardin alpin comme pour changer de monde. Autour d’un arbre centenaire, neuf aquarellistes âgés travaillent, carnets sur les genoux. On fait le tour. Flore de montagne, sans la montagne. On passe sous une tonnelle, grandes feuilles des kiwis, les fruits sont durs. Odeur forte au-dessus, on grimpe. De l’autre côté du grillage, les wapitis accablés se désaltèrent avec une herbe rase pleine de pâquerettes. On jette un œil sur la grande serre qui abrite l’exotique payant. On n’ira pas. On s’arrête pour comparer les sorties ; par-là, côté Jussieu, à une génération d’intervalle, on se souvient : toi, mon jeune homme, côté sciences, l’atrium, toit rouge comme une toile de tente, moi avec la grande tour glaciale de Paris 7 côté sciences humaines incluant littérature et lui, ton père, pour les retrouvailles merveilleuses à la sortie de Jussieu. Après cette halte on sort tous les quatre près de la grande mosquée où boire comme souvent un thé à la menthe avant de se séparer. Je n’atteindrai pas les 745 mots mais les jeux olympiques, ce n’est pas pour moi.

14. Ne me parlez pas de ça. L’abbé a dérapé. Lui comme les autres. Malgré ses propres alertes. Ça me dégoûte, ça me déçoit tellement. Et surtout ça me fait mal pour ceux qui n’avaient pas l’ombre d’un doute. Les voilà obligés d’argumenter, la mort dans l’âme, s’agissant de la séparation entre l’homme et l’œuvre, comme chaque fois. De plus en plus difficile : entre l’homme et l’œuvre, le débat devient peau de chagrin. De Cyrano à Gérard, de Bardamu à Louis-Ferdinand, de la jeune fille à Jacques ou Benoit, sans parler des autres, on est en face

Ne me parlez pas de ça : on dit que le plateau de Saclay sera sauvé, à travers le projet Grand Paris, Sofia Antipolis à portée de capitale, essor écologique. Ladite communauté de communes laisse s’effondrer les Granges, cependant classées, sans doute parce que l’Immobilier mangeur de terres, va récupérer l’affaire, juteuse. Quel dommage. Leur réponse :  on ne pouvait pas faire autrement. Art Science Factory, c’était trop coûteux. Il suffit de laisser en l’état les choses et ce sera le jackpot. Il suffit d’attendre. Quel dommage (larmes de crocodile, de leur côté) : le corps de la vieille ferme s’écroule, il faut protéger les habitants du quartier écologique avoisinant, dans leurs cubes noirs et gris. Plus moche, tu meurs, le quartier. Tumeur, au cas où tu n’aurais pas compris. Mode rap. Tu vois ce que je veux dire ?

Ne me parlez pas de ça : la fin de vie. Celle qui dérange. Le pot autour duquel on tourne sans vraiment l’aborder. Fin de vie. Celle que tu découvres tardivement quand, l’un après l’autre, les tiens lâchent prise et qu’il faut après eux affronter l’absence. D’accord, commencer par s’intéresser au début de la vie, c’est évident, logique, et plus joli. Mais se préparer à la suite, réconcilier le début et la fin, apprendre les deux extrêmes : on fait quoi pour ça ? Apprendre ? On se débrouille comme on peut. Enfin, pas tout le monde.  Vraiment pas tout le monde.

15. … tu te demandes .. mais pourquoi ils disent ça ? Sting, aux Vieilles charrues, ce n’est plus ça. C’est quoi, « ça » ?… Ce qui n’est plus comme avant…mais comme avant, c’est quoi, dis-moi… Oui, d’accord, disent-ils, il chante mais là, c’est formaté :   il ne dit rien entre les chansons, il chante comme à côté… Lui ? difficile à croire… ça fait mal … Sting, tout ce qu’il a chanté, signifié, défendu… oui mais maintenant il est dans le système …avec âge, et notoriété, il se rend moins compte…  tu ne comprends pas … on ne peut pas dire une chose pareille, tu te le redis mille fois… Entre le Sting d’hier et le Sting d’aujourd’hui, quel écart ? … noyau dur ?… Redoutant d’apprendre …  mais quoi…

16. Juste un regard. En coin. On ne déborde pas. Classe de sixième.  On ne se parle pas. On ne  se demande même pas . On ne va pas plus loin. Plus loin, ça ne veut rien dire. On se regarde, de loin en loin. Chaque jour, on se demande une nouvelle fois. On sent bien qu’il y a quelque chose, mais quoi. Premier pas ? Une horreur. Jamais on n’abordera ça. La question ne se pose pas. Pas de téléphone, pas de réseaux sociaux, on se débrouille, on rêve

17. Danser. Avant tout. Le dire, mais le faire avant de le dire. Quand il chante, il rejoint.  Son nom est fait d’île, de terre et de mer. Denez chante et je reconnais ce dont il parle. Chante encore Denez, tu as vécu la disparition sans nom, celle qui détruit et ouvre – tu sais. Chante, Denez et nous danserons avec toi, là où tu auras la force de chanter encore, de te laisser envahir par de nouvelles gwerz. Chante, Denez, la musique de la langue dont j’apprends chaque jour largesses, petitesses, écueils , plages,  rochers, cicatrices, ciels , me tient vivante

A propos de Christine Eschenbrenner

Génération 51.Une histoire de domaine perdu, de forteresse encerclée, de terrain sillonné ici comme ailleurs. Beaucoup d'enfants et d'adolescents, des cahiers, des livres, quelques responsabilités. Une guitare, une harpe celtique, le chant. Un grand amour, la vie, la mort et la mer aussi.

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