le jour où j’ai pris le chemin opposé, je venais de revenir en ici, j’étais parti à Saigon quelques semaines auparavant, avec l’impression de n’être jamais rentré, dès l’arrivée à Charles de Gaulle, l’accueil glacial, la solitude dépeuplée, la ville m’habitait encore, je suis décalé, je n’arrive plus à habiter ma vie, plus l’impression qu’il s’agit de la mienne, comment en quelques semaines, quelque chose, aurait commencé à mon insu, comment ma vie s’est finie ici aussitôt posé le pied là-bas, se demander pourquoi je suis revenu, ne plus savoir suivre le courant, plus savoir prendre le métro, plus savoir rester assis dans l’amphi, plus savoir manger au grec, plus savoir côtoyer ma famille, plus savoir faire connaissance, entretenir le peu d’amitié qu’il me reste, plus savoir supporter les voix autour de moi, plus savoir supporter le français, chaque parole me plonge désormais dans une absurdité qui m’étouffe,
le retour au pays natal est brutal, il dure près d’un an, ce n’est pas tant le Vietnam qui me manque, je ne le connaissais pas encore assez, mais c’est surtout le dégout de revenir ici, dégout contre lequel je ne peux plus lutter, savoir qu’ailleurs pourrait être chez moi, dans ce lieu où je me suis immédiatement senti mieux géographiquement, je me regarde ici et me voit peu à peu disparaître, lentement, et c’est dans ce regard, dans cette prise de conscience, que je trouve la force, l’impulsion, pour prendre le chemin opposé, pour m’envoler vers l’inconnu, l’incertain, avec la certitude que, quoi qu’il arrive, ce sera toujours mieux que de rester là, à se regarder mourir,
comme tous les matins, le café en main, s’imaginer prendre le métro, long trajet sans livre, les yeux ouverts, au milieu des regards, comme tous les matins j’aurais dû me dépêcher car à peine levé déjà en retard au cours de psychopatho, tenir, jusqu’au master, un an de plus et c’est fait, et le futur devrait être assuré, malgré ceux qui ont fini déjà au chômage, s’accrocher à l’idée qu’il y a bien un avenir dans cette voie, je ne m’y vois pas tout, j’évite tout contact avec les autres, étudiants professeurs, passants, alors comment aller au contact de patients, non impossible, ce matin, descendre à l’arrêt Wilson, direction Air France, aller sans retour, ne rien dire à personne, pas même à la famille, partir, tout laisser derrière, si je pouvais je me débarrasserais aussi de mon identité qui m’encombre mais comment voyager sans, alors je la prends avec moi, je pars avec ma langue, dans un mois, je ne finirai pas mes études, je ne chercherai pas un stage en hôpital psychiatrique, je ne prendrai plus le métro, je pars voir ailleurs si j’y suis,
seul l’aller-simple, je me laisse envahir par le doute, comment ne pas questionner les motifs de mon départ, tous me semblent soudain si dérisoires, aux portes de l’aéroport, il est encore temps de rebrousser chemin, j’espère secrètement que la photo du passeport me trahisse, je ne suis peut-être pas ce nom, ce prénom, ce visage trop jeune pour son âge, ce mètre soixante-dix-neuf aux yeux marron, et si je n’étais pas celui que je m’apprête à abandonner, il y a bien une raison pour que l’agent scrute si longuement ma pièce d’identité, l’air suspicieux, il confronte la photo au visage puis appose son tampon sur le document, direction la porte d’embarquement, je fais la queue entouré de touristes français, je prétends être d’ailleurs, d’une autre nationalité, je joue à l’étranger au point de perdre mon français, les mots qui composent ma langue n’ont plus de sens, plus de fonction, plus de règle ni de lien entre eux, ils émergent des bouches sans ponctuation pour former un brouhaha inintelligible,
je pars peut-être pour arracher la parole à sa langue maternelle parce que je ne sais plus écouter ni parler, chaque interaction banale devient une source d’angoisse, l’hôtesse s’avance vers ma rangée, c’est bientôt mon tour de parler, sans masque à portée de main derrière lequel me cacher, l’idée même de lui adresser la parole me fige sur place, quand j’entends ma propre voix, j’ai souvent l’impression qu’elle trahit mon identité, je ne sais plus dire Je, ne sais plus incarner le français, le malaise est vertigineux, je parle faux, mon visage désaccorde ma voix, il est grand temps de partir ailleurs pour faire de ma langue maternelle une étrangère, là où je ne suis encore personne vierge de toute histoire, de toute parole, il est grand temps d’habiter une langue inconnue de prendre de la distance avec le français le préserver des discours le réserver pour écrire uniquement,
l’ailleurs n’est pas si loin douze heures trente de vol et deux plateaux repas plus tard sur l’écran du siège une carte du monde étrange mon pays natal est déjà loin il reste encore quelques lieux des visages des semblants de voix mais pour combien de temps encore est-il possible que j’oublie celui que j’ai incarné jusqu’à aujourd’hui suis-je déjà mort quelques heures après mon départ que reste-t-il de moi dans ceux laissés derrière ?
Fort !
oui, super fort, et résonance vers un voyage différent mais votre texte m’a donné une idée…
Sommes pris par le vertige.