Il m’est tacitement interdit d’ouvrir la porte à la poignée dorée, celle à droite de l’entrée. On ne me l’a pas dit directement, mais je sais qu’il serait grave d’interrompre un rendez-vous de paroles. Malgré la curiosité, je n’ai jamais osé coller mon oreille à la porte. Aujourd’hui, je fais exprès de traîner devant, espérant distinguer les bribes d’une conversation secrète. Je crois entendre un son étouffé, irrégulier, accompagné de respirations saccadées, une sorte de halètement. J’ai d’abord pensé au grondement d’une bête mais le son ne me semble pas assez guttural. Les reniflements, les soupirs me rappellent ceux du sanglot, un sanglot d’homme étouffé dans un coussin. Je m’approche de quelques pas pour confirmer mon intuition : plus rien, comme on éteint brusquement la télé qu’on ne regardait plus. À croire que ce bruit n’existe qu’à distance, qu’il disparait dès qu’une présence s’avance vers lui, telles les cigales cessent de chanter par instinct de survie. La piste du sanglot me semble trop évidente. Ça pourrait tout aussi être un éclat de rire, très bref, aussitôt retombé dans la gêne d’avoir bêtement ri. Et je l’aurais transformé en larmes, moi qui dramatise toujours tout. Pire : je désire tant distinguer une voix que j’ai du l’halluciner. Et si il n’y avait personne derrière la porte… D’habitude, quand elle est fermée, c’est qu’il y a quelqu’un en train de parler. Mais durant mon absence, mon père l’a peut-être fermée par inadvertance avant de sortir pour déjeuner. Dans ce cas, cela fait dix minutes que je cherche à entendre la voix d’une pièce vide, que je connais bien, je peux la visiter mentalement, je vois le canapé vide, les nombreux bibelots du monde entier, chacun des tableaux recouvrant les murs. Je ne connais pas toute la bibliothèque, mais je sais exactement où trouver les livres de poésie. Je vois Verlaine, Rimbaud, Valery. Mon père m’a toujours dit que les livres ne se lisaient pas, mais s’écoutaient. Seraient-ce les voix des livres que j’ai entendues ? Je vais attendre jusqu’au premier bruit de pas… et si on me surprend devant la porte, je m’excuserai et dirai que je viens d’arriver. Et si personne ne vient, je finirai bien par trouver le courage d’ouvrir la porte.
Ces suppositions autour d’un son, l’intrigue que tu installes… prenant… et entrer dans la pièce sans y entrer, nous faire entrer.
Cette phrase : « À croire que ce bruit n’existe qu’à distance, qu’il disparait dès qu’une présence s’avance vers lui, telles les cigales cessent de chanter par instinct de survie. »
Celle-ci : « Mon père m’a toujours dit que les livres ne se lisaient pas, mais s’écoutaient. Seraient-ce les voix des livres que j’ai entendues ? »
Merci.
entendre une voix d’une pièce vide, inspirant.et ces livres sui s’ecoutent, ne se lisent pas, c’est très beau