#anthologie #5 | vers soi

Il se tient à l’écart de lui-même.

Lui-même ne se souvient pas de sa naissance.
Si près de sa mort, n’est plus sûr non plus d’être l’ancien vivant.
Si longtemps loin de lui, sa parole hors de lui, les mots perdus, inaudibles. Des années.
Si longtemps, loin de lui.

Je t’ai suivi longtemps. Tu courais dans la vie et je te regardais. Tu jouais, tu voyageais, tu ordonnais, tu dirigeais, tu bluffais, tu aimais, tu trompais, tu te trompais, tu recommençais, tu admirais, tu mangeais, tu buvais, tu encourageais, tu déménageais, tu ne donnais pas la vie, tu profitais de la vie, tu riais, tu parlais beaucoup, tu oubliais, tu dépensais, tu souriais, mais je ne t’attrapais jamais.
Pas de poignée à ce corps fuyant. Un poisson dans les mains. Un bateau au loin, ou bien un train. Toujours devant. Devant moi.
À quel saint te vouer ? Tu n’étais pas croyant, moi non plus.
À quel enfer te promettre ? Pas croyant. Ça vaut pour l’enfer aussi.
On en restera là. 

Tu t’es penché sur ton passé.
Tu en avais le temps désormais.
Enfermé dans ton corps. La parole enfermée. Seuls le regard, les mains qui froissent d’autres mains.
Si longtemps en toi, ta parole en toi, inaudible. 

Un jour tu es devenu vieux avant l’âge, malade, impotent, dépendant. Tu n’étais que colère, les mots à fleur de bouche, qu’on ne comprenait plus. Moi derrière toi, qui te portais à bout de bras, crois-tu que je ne n’avais pas remarqué ta détresse ? Je te portais loin devant moi. Depuis si longtemps. J’avais tant de choses à te dire et tu ne m’écoutais pas. Toi, devant moi, toujours, loin de moi, à l’écart de moi.
Ta maladie m’accompagnait depuis longtemps, tu l’ignorais. Moi seul savais.
Parfois tu devinais ma présence.
Parfois j’aurais eu besoin que tu te retournes. Vers moi, ton moi.

J’ai embrassé sa dépouille. Pris dans mes bras ce corps que j’avais si longtemps tenu loin devant. L’ai rendu à lui-même. Libre.

A propos de Marlen Sauvage

Journaliste longtemps. Puis dans l'édition. Puis animatrice d'ateliers après une formation Elisabeth Bing et DUAAE à Montpellier. J'anime encore quelques stages d'écriture, ai contribué aléatoirement au site des Cosaques des frontières, publié quelques livres – fictions et biofictions – participé à plusieurs ouvrages collectifs. Mon blog les ateliers du déluge.

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