Aux aguets. Du dehors et du dedans. Toujours. Ici, dans le bus. Là, dans la foule des grandes avenues. Mes bras, que d’autres disent démesurés, ne sont rien d’autres, lorsque je les étends, que ma zone de protection: il est interdit de dépasser cette limite. Ma tête s’insinue à l’intérieur des têtes de ceux que je côtoie, dans leur anonymat. J’entends tout, je note tout dans un petit carré de mon cerveau. Tous sont un miroir. Mon miroir: je les regarde, je me vois; je les écoute, je m’entends. Je suis bosselée d’ombres. Aurais-je un moi qui serait vraiment moi? Certains pensent que je suis dérangée; j’entends leurs murmures. D’autres me trouvent originale et très intelligente. Il faut que je marche, que j’arpente les rues de Londres ou d’ailleurs. Il faut que dans l’instant j’aille acheter des fleurs ou un crayon. Il faut que le chemin s’écarte devant mon pas. Il me faut une vitrine où poser le regard et rester là à songer comme devant un champ de neige. Je suis hors de portée. Les hommes sont hors de portée. Les ombres sont en moi. Elles gémissent au-dedans avec des mots de tous les jours, elles recouvrent les pensées, elles se parlent lorsque j’essaie de parler. Elles posent des questions et je ne trouve pas les réponses. Tout ce que j’entends s’anime dans mon esprit; il faut le coucher sur le papier. Le corps de l’autre s’empare de mon corps. Je ne sais plus les dissocier. Et le claquement des langues, comme le claquement des talons, se fait plus intense, résonne entre les parois fines de ma tête, on se moque, j’entends bien, on me tourne en dérision, je serais folle certains le pensent, certains le disent, il faut m’enfermer, je serais dangereuse pour moi-même, je fais sans doute souffrir ceux qui vivent près de moi, je suis asociale ou folle, c’est vrai, certains le disent certains le pensent, allons disons que je suis dérangée ou habitée par tant de choses qu’il me faut le temps de les ranger dans mon esprit, et cela prend du temps et puis le monde tout autour ne m’aide pas, il faut faire comme-ci ou comme ça et moi je fais jamais comme ils disent alors bien sûr ils disent que je suis folle mais je suis juste en vie plus que d’autres, il y a plusieurs vies qui circulent dans mon corps, et je les accueille toutes, elles respirent le même air que moi, elles goûtent à ce que je mange, elles parlent par mes lèvres, elles frappent des mains quand elles sont contentes et ce sont elles aussi qui pleurent entre mes larmes. Dans la fumée des cigarettes que je fume s’échappent tous les rêves qui ne parviennent pas à prendre corps, tous ce qui se bouscule à la lisière de mon corps et ne trouve plus de place où se terrer, tout ce qui ne peut prendre place dans le réel de tout le monde, mais la fumée de cigarettes ne suffit pas à tout absorber, alors j’écris comme une folle, oui c’est vrai comme une folle, je le dis moi aussi et je vais finir par le croire, alors j’éclate d’un immense éclat de rire, démesuré comme mes bras, pour faire croire que je suis comme tout le monde, presque comme tout le monde, je suis juste une femme qui a de grands bras, et bosselée d’ombres.
Oui plusieurs vies nous les vivons toutes ensemble, c’est dingue…
alors là tu t’es lâchée et contente de te retrouver
beaucoup aimé « Je suis bosselée d’ombres » et l’histoire de la différence, de l’existence de plusieurs vies dans le même corps et cette litanie « ils me croient folle »
tu nous donnes le vrai tournis et on peut repartir au début quand on a fini de lire…
merci Solange