L’auteur ne serait pas une fiction, l’auteur ne serait pas un fantasme, l’auteur ne serait pas une unité, l’auteur serait multiple. Autant d’auteurs que d’âges auxquels ce texte aurait été écrit, autant d’auteurs que de tentatives d’écriture, autant d’auteurs que de lieux d’écriture. L’auteur ne serait qu’un relai, celui d’une voix, une voix donnée à ceux qui ne l’ont pas, une voix qu’il n’aurait pas à donner à ceux qui savent la prendre, qui en usent, qui savent se faire entendre à l’oral, dans la vie, ceux qui n’ont pas voix au chapitre, aux chapitres des livres de papier. L’auteur serait celui qui aurait donné à lire ce qui s’est dit, ce qui s’est vécu, par d’autres, par ceux qui n’écrivent pas, ceux qui ne lisent pas, ceux qui vivent, ceux qui meurent, ceux dont on ne parle plus, ceux dont on n’entend plus parler si pas d’écrits, ceux qui sont l’ordinaire des vivants, l’ordinaire des morts. L’extraordinaire des vécus. L’auteur serait celui qui aurait essayé de faire entendre ces voix, de faire entendre ce qui s’entend par la lecture, par cette voix intérieure du lecteur. Qu’elles résonnent leurs voix, leurs voix mortes, leurs voix qui furent vivantes, fortes, ces voix comme toutes les voix. Ces voix de ceux qui sont dans la vie, de ceux qui ne lisent pas, de ceux n’écrivent pas, et que doivent donner à entendre, lire, transmettre ceux qui ne parlent pas, ceux qui ne vivent pas, ceux qui doivent écrire.
Ce texte aurait été écrit sur vingt ans, son projet aurait commencé bien plus tôt, comme en témoigneraient des bandes magnétiques, des listes de mots, des carnets. Ce texte aurait été ensuite décidé, un nombre de pages prévu, une page par année de vie, avec très vite une question, une solution, un subterfuge, un argument paresseux, est-ce que les brouillons sont comptabilisés, et la version pessimiste, pessimiste réaliste, comme si le réalisme était nécessairement pessimiste, est-ce qu’un texte non achevé est un texte, est-ce que des textes épars, dans leurs formes, leurs supports, sont un livre, un engagement rempli? Ce texte serait organisé en trois temps, trois voix, trois on ne sait quoi, mais sem tres comme dans l’histoire que racontait l’abuelita, et cette phrase tenant lieu de chute, sem tres, ces pauvres trois personnes qui comptaient faire arrêter le Talgo pour elles, ben oui il allait s’arrêter le train à grande vitesse, évidemment, il allait s’arrêter pour elles, pour elles trois. Sem tres! C’est pas rien d’être trois, ça compte d’être trois, rendez-vous compte nous sommes trois. Trois, ça fait une histoire. Une histoire drôle que racontait l’abuelita. Elle savait bien que ça faisait rire de vouloir arrêter un train pour trois malheureuses personnes. Ce serait donc l’histoire de trois personnes. Un peu plus en réalité. Mais de ces trois-là surtout. Françoise, l’abuelita, et celle qui raconte, qui recueille leur histoire. Ce serait l’histoire d’une langue, d’une langue qui s’autorise, d’une langue qui se savoure, s’amuse, ne s’encombre pas, ne s’embarrasse pas, d’une langue qui se permet tout, d’une langue orale. Ce serait l’histoire du plaisir de parler, de manger. Ce serait une histoire de femmes qui parlent, de femmes dont on parle mal, qu’on veut faire taire et qui se défendent, qui savent que vivre passe par la bouche. Ce serait un texte sur la vie comme appétence, la vie qui s’accroche par la bouche, les dents, la langue. Ce serait un texte qui saurait retrouver cette liberté de langue, qui saurait déjouer les lourdeurs, la sophistication, les carcans, l’académisme et serait capable de gambader avec elle, comme elles. Ce serait un texte qui avancerait comme en écho, une histoire sans cesse reprise, par touches, parce qu’une vie est faite de reprises, ce serait un texte qui avancerait par touches. Se dessineraient peu à peu la silhouette, la voix, la langue de l’abuelita, de Françoise. Les hommes resteraient au second plan. Ce serait une histoire de femmes. On y lirait la gestation du livre. On saurait que c’est une histoire, qu’elle se construit, se recueille d’abord. On éviterait le pathos. On verrait ces deux femmes, cette mère et sa fille, cette fille-mère et sa fille, sa fille non bâtarde parce que reconnue par un père, par un père non connu, par un père jamais reconnu, on verrait ces deux femmes comme des femmes d’une époque, d’un milieu, qui ont subi les effets d’une crise économique, de politiques, de mentalités étriquées, de machisme, de discrimination, et qui se sont battues, comme des tas d’autres, comme tant d’autres dont il ne reste pas de trace et qui font l’histoire, qui donnent à manger, qui produisent, même peu. Ces gens de peu qui sont les plus nombreux, qui sont l’essentiel de l’humanité. Ces gens qui contiennent toute l’humanité en eux.
Très touchée par votre texte et tant d’humanité merci
Merci Raymonde d’être passée.