#anthologie #40 | quatre: une dernière fois

1.Une femme écrit toute sa vie. Elle écrit pour un oui pour un non disent les autres. Pour quoi faire ? Et la valeur de tout ça ? Elle range ce qu’elle écrit. Ce qu’elle écrit dérange. Prend de la place. Dans une malle, au lieu des tiroirs d’Emily. Dans le ventre de l’ordinateur, prend moins de place. Plus facile à effacer. Tu écris encore ? Elle ne répond pas. Elle écrit.

Un homme qui n’est plus là a laissé des notes, des morceaux (comme des morceaux de musique), des lettres. Il a tenté de dire ce que peindre ne lui permettait pas d’ajouter ou d’éclairer. Il est revenu en rêve pour désigner ce qu’il avait, en quelque sorte, dicté.

On ne sait pas qui. Un être humain, forcément. Même si les analystes ont tendance à parler de pattes de mouche. Ce n’est ni un insecte, ni une oie (à cause des plumes). Ce n’est pas davantage ce que les humains appellent un « professionnel ». C’est plutôt une personne : la première, la deuxième, la troisième, et toutes les autres. C’est nous.

2.Apparemment, ça part dans tous les sens. Pourtant, l’agrégat qui se forme est pris dans le même mouvement : à la fois propulsé et aspiré. L’objet ressemble à un essaim, avec alvéoles dont on a du mal à identifier les contenus. Miel ? Nymphes ? Berceaux des reines et des ouvrières ? Le silence est la pellicule recouvrant ces espaces tous semblables et tous différents. On peut quand même s’approcher, sans faire de gestes brusques et utiliser une loupe ou une petite caméra. Ce qu’on découvre en survolant ces espaces d’apparence régulière déroute. On dirait qu’il n’y a là rien d’autre que ce qu’on a déjà vu autre part. Pourtant, il se passe quelque chose de différent : un remuement, la vibration des voix qui murmurent ou bourdonnent ensemble, chacune dans sa cellule, difficile de savoir. On ne sait pas vraiment ce qui se joue dans ce nid suspendu, dans cette sculpture qui intègre l’absence. Est-ce le fruit d’un travail aveugle ou bien un astre piégé par l’arbre foisonnant ? On le voit suspendu, avec ses trous noirs, dont on sait encore peu de choses. On verra.

3. Il y a bien quelque chose. Une suite. Des variations, des repérages.  Au point où on en est, Il faudra bien éviter l’évitement. On regarde de plus près : reprendre les déplacements d’une enfant dans le domaine de rêve   qu’elle quitte sans qu’on la prévienne ? Et ce qu’elle devient dans l’histoire, celle d’un monde en voie de disparition ?  Et ce qu’elle fuit et ce qu’elle cherche comme chacun fuit ou comme chacun cherche ? Et le radeau des mots ? Quelle importance ? La rencontre qui rétablit les premières passerelles ? D’autres rencontres, des retrouvailles qui ne font pas le poids ? Tout regrouper ? Laisser faire l’éclatement ? Ces gousses qui libèrent leurs graines en se recroquevillant dès qu’on les touche. Un livre : gousse ou graines ?  

4. Malle pleine au fond du couloir. Du linge empilé par-dessus pour ne pas avoir à l’ouvrir. Les feuillets d’après ont quitté l’écran, rejetés par l’imprimante. Ils n’ont pas été enfermés dans la malle.  Ils ont été enroulés sur eux-mêmes, placés debout près de l’ordinateur, comme un phare avec, sur une paroi de papier, le mot de passe ( 4 TDC : quatre, temps des cerises). Les enfants devenus grands ont encaissé le choc de la disparition : au moment de vider les lieux, ils ont ouvert la malle, feuilleté les cahiers sans savoir ce qu’ils allaient en faire puis ont décidé d’entreposer l’objet encombrant dans un garde-meuble, en attendant d’y voir clair. Ils ont ensuite ouvert l’ordinateur grâce au mot de passe, et retrouvé dans les textes en chantier non seulement ceux qui étaient passés sur le rouleau de feuillets mais beaucoup d’autres. Et puis des enregistrements : textes lus par la voix qui les avait bercés, grondés, entrainés, pris à témoin. Voix reprenant, comme pour signer une présence, la chanson des quatre temps : un deux trois, je m’en vais au bois, quatre cinq six, cueillir des cerises ; sept huit neuf dans un panier neuf. Dix onze douze, elles seront toutes rouges

A propos de Christine Eschenbrenner

Génération 51.Une histoire de domaine perdu, de forteresse encerclée, de terrain sillonné ici comme ailleurs. Beaucoup d'enfants et d'adolescents, des cahiers, des livres, quelques responsabilités. Une guitare, une harpe celtique, le chant. Un grand amour, la vie, la mort et la mer aussi.

3 commentaires à propos de “#anthologie #40 | quatre: une dernière fois”

  1. « Elle range ce qu’elle écrit. Ce qu’elle écrit dérange »
    « On ne sait pas qui. Un être humain, forcément. Même si les analystes ont tendance à parler de pattes de mouche. Ce n’est ni un insecte, ni une oie (à cause des plumes). Ce n’est pas davantage ce que les humains appellent un « professionnel ». C’est plutôt une personne : la première, la deuxième, la troisième, et toutes les autres. C’est nous. »
    « L’objet ressemble à un essaim, avec alvéoles »
    « Un livre : gousse ou graines ? »
    … les feuillets enroulés « comme un phare »

    Tout me touche et donne envie. Quelle belle façon de parler d’un projet d’écriture. Merci !

  2. « éviter l’évitement »
    Quelle belle « dernière fois ».
    Merci Christine

  3. «  C’est plutôt une personne : la première, la deuxième, la troisième, et toutes les autres. C’est nous »… l’hypothèse deux est un bonheur, il transporte:  « apparement … On verra » On sent déjà, on voit ! . Merci