anthologie #40 | hypothèses (suivi de, elle aurait été écrite).

Elle aurait écrit ce livre en arabe. Elle se serait appliquée, non pour la lisibilité mais pour la beauté du geste. Elle l’aurait écrit pour ses enfants son mari ses parents. Par amour comme elle le dit de tout mouvement entrepris. Non pas pour qu’ils lisent ses mots, mais pour leur parler autrement, en une conversation silencieuse. Elle aurait écrit comme elle a appris à écrire, avec le sentiment de dessiner. De prendre place. Comme de marcher dans la neige et se retourner pour voir sa présence dans les pas filés derrière elle. Elle aurait écrit comme elle cuisine, reçoit, s’habille ; avec la même attention, sans hiérarchie. Elle se serait appliquée pour ne pas corriger, n’aurait pas douté. Pas de brouillon, juste des ratures, mais aux traits impeccables. Elle aurait pris le temps, tracer les lettres avec le soin minutieux que mérite chaque ligne, chaque courbe, comme si leur forme portait le sens. Elle se serait arrêtée pour regarder la page pleine, le sourire satisfait du travail accompli. Elle aurait ensuite tourné la feuille, mouillant son index — geste superflu, mais essentiel au rituel. Faire ouvrage, comme pour tout. Écrire pour elle, c’était faire. Elle aurait ri en relisant ses mots plus tard, surtout les plus dramatiques. On l’aurait écoutée lire, émus par sa voix sans se laisser distraire par la gaité — la joie, une de ses grandes valeurs.
Elle aurait conservé ses cahiers dans une boîte, les aurait oubliés des années au fond du placard. Sa mère cachait ses économies sous le matelas, elle sait depuis l’enfance qu’aucune cachette ne protège. Dans la boîte transparente, elle aurait aussi gardé des lettres, aussi précieuses que des photos. Lettres, cartes ou mots griffonnés — tous ces messages qui auraient fait lien. Présences aussi fortes que les images mais différemment. Elle aurait pu écrire ce livre, consciente de la puissance des mots. Même graphie soignée que celle de ses listes quotidiennes, de ses recettes. Mais l’aurait-elle écrit ?

Elle n’aurait pas écrit dans le style de sa fille. Aurait relaté une toute autre histoire, sans mentionner sa dernière maladie. Elle avait survécu à d’autres cancers, pourquoi s’attarder sur la fin. Elle aurait voulu lire, entendre ses années actives. Elle ne se serait pas reconnue dans les textes de sa fille. Ça parle de qui, elle aurait demandé.

Avant, elle lisait les carnets de sa gamine. Poèmes ou fragments de son journal intime. Elle cherchait sa fille surtout, la regarder réfléchir, ressentir. Comment grandissait sa petite. Et ses préoccupations. Se rassurer sur son bonheur, penser sa consolation. Mais sa fille n’écrivait pas pour être lue. Quel intérêt d’écrire pour ne pas être comprise ; elle n’écrirait jamais comme elle. Pas dans une langue apprise. Le français n’est pas langue maternelle, même s’il est aussi proche qu’un membre de la famille, depuis toujours à leurs côtés. Des textes de plus en plus opaques mais exposés, visibles du monde. Où est passée la pudeur de son enfance ? A moins que cette opacité ne soit une forme de cachette. Elle la comprend de moins en moins, pourrait y voir une sorte de mépris. Suffisance que cette langue étrangère poussée à plus étrangère encore. Elle aurait préféré des mots accessibles et aimants, que sa fille écrive des textes ordinaires, comme les messages des cartes d’anniversaire ou de fêtes. Dans l’esprit des lettres que ses proches lui ont toujours adressées. Si simples et directes qu’elle les retient pas cœur et les relit pour les retrouver, comme un enfant ressasse les mêmes pages des histoires pour sa plus grande joie.
Elle ne se serait pas reconnue dans les textes de sa fille. Ça parle de qui, elle aurait demandé.

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La guerre aurait été écrite. On aurait vécu une guerre qui se serait racontée sous nos yeux. Théoriciens, écrivains, poètes, danseurs, cinéastes… — leurs récits se seraient croisés, superposés, portant le même fardeau d’incompréhension et de bribes de sens. La guerre serait devenue autre à chaque nouvelle évocation, comme si l’Histoire n’était pas « une », ni le temps, les lieux ou l’humanité. Mais faut-il vivre des histoires pour sauver des vies et quelles vies ?
Des guerres successives, s’imbriquant les unes dans les autres. Écrites, titrées comme des personnages ou des chapitres. Nommées, éparpillées sous le grand G de la Guerre civile libanaise (1975-1990). Nommées comme on nomme nos enfants, pour les présenter au monde. Une liste* non exhaustive compilée d’internet, avec ses incertitudes, ses zones d’ombre. Ses erreurs peut-être ses lacunes. Et dont certains noms, à peine lus, éveillent d’anciennes réalités.
On a collectionné les guerres, collectionné les coups et les euphémismes. Avec ce paradoxe : l’orgueil des catastrophes — la démesure. Parfois la trace sur nos peaux s’est effacée mais le corps lui, se souvient des coups. Toujours. Je pense. Et nous, de l’oubli.
Puis comme cellules malignes, les guerres reviennent en sursauts d’insomnies. On sera à vie concernés, qu’importe la distance. Concernés, malgré le temps écoulé. Par les guerres des autres pays, tout autant concernés. La guerre nous est devenue identité. Et vol. L’appartenance involontaire.

*quelques noms de guerres et batailles :
• Bataille de Nabatieh (1974)
Guerre civile libanaise (1975-1990)
• Guerre des deux ans ou Guerre des milices (1975-1976) :
⁃ Bataille de Jisr el-Bacha (1975)
⁃ Bataille de l’aéroport de Beyrouth (1975-1976)
⁃ Bataille de Karantina (1976)
⁃ Bataille de Damour (1976)
⁃ Bataille de Dbayeh (1976)
⁃ Bataille de Tal el-Zaatar (1976)
⁃ Bataille de l’hôtel Saint-Georges (1976)
⁃ Bataille de l’hôtel Bristol (1976)

• Bataille de Qaa (1978)
• Guerre des Cent Jours (1978)
• Bataille de l’hôtel Commodore (1978)
• Bataille de Halba (1978)
• Guerre de la Mer d’Al-Khilij (1979-1980)
• Guerre d’usure (1977-1981) :
• Guerre de Zahle (1981)
• Invasion israélienne du Liban ou Opération Paix pour la Galilée (1982) :
⁃ Bataille de Sidon (1982)
⁃ Bataille de Saïda (1982)
⁃ Bataille de Marjeyoun (1982)
⁃ Guerre de la Bekaa (1982)
⁃ Bataille de Khalde (1982)
⁃ Bataille de l’université américaine de Beyrouth (1982)
⁃ Bataille de l’Université libanaise (1982)
⁃ Guerre de l’Hôtel Beau Rivage (1982)

• La guerre du Chouf (1983)
• La guerre de la Montagne (1983-1984)
⁃ Bataille de Souk el-Gharb (1983)
⁃ Bataille de Ras el-Matn (1983)
⁃ Bataille de Kfarchima (1983)
⁃ Bataille de Bhamdoun (1983)
⁃ Bataille de Zgharta (1983)
⁃ Bataille de la montagne de Sannine (1983)

• Opération Déluge de l’Automne (1983)
• Bataille de Tripoli (1983)
• La guerre des petits-rues (1983-1984)
• Guerre des ambassadeurs (1984)
• Affrontements de Hermel (1984)
• Guerre des camps (1985-1988)
• Bataille de la ligne verte (1975-1990)
• Bataille des barrages (1985)
• Opération Dignité (1985)
• La bataille de Souq el-Gharb (1989)
• Guerre de la Quintuple alliance (1988-1990)
• Guerre des Amal et Hezbollah (1988-1990)
• Guerre des deux ans (1988-1990)
• Bataille de Antelias (1989)
• Guerre des maronites (1990)
• La bataille de Qornet Shehwan (1990)
• Guerre de libération de la zone occupée par Israël (1985-2000)
• Guerre d’Élimination (1989-1990)
• Guerre du Liban de 2006 ou deuxième guerre du Liban (2006)
• Conflit de Nahr al-Bared (2007)
• Conflits internes de Mai 2008 (2008)
• Conflit Syrien au Liban (2011-2024) : Impact de la guerre civile syrienne sur le Liban.
• Bataille de Arsal (2014) : Combats entre l’armée libanaise et des militants djihadistes.
• Conflit à Ras Baalbek et Qaa (2017) : Affrontements entre l’armée libanaise et les groupes djihadistes.
• Répercussions de la guerre de Gaza (2023-2024) : Conflits frontaliers Sud-Liban et Israël

A propos de Gracia Bejjani

Gracia Bejjani est née à Beyrouth. Elle a quitté son pays à vingt ans, elle a fugué, n’a jamais quitté. Elle dit : « J’écris, je filme, photographie. J’écris ». Elle est auteur du recueil J’ai appris à parler sur tes lèvres (La Kainfristanaise). Ses textes sont publiés par de nombreuses revues comme la NRF Gallimard, l’anthologie 2024 du Printemps des poètes (Castor Astral), Décharge, Wam, Lettres d’hivernage, Radicale… et en ligne par le Courrier International, Plume Francophone, Hors-Sol, Poema… Elle a été programmée au Festival Extra Litteratube à Beaubourg, à la Maison de la Poésie de Paris et au Festival international de Poésie de Roulers (Belgique). Elle tient également une chronique dans la rubrique « culture » d’Ici Beyrouth. Sa chaîne YouTube, régulièrement alimentée par de nouvelles créations, regroupe à ce jour près de sept cents vidéos-poèmes. – Site : https://graciabejjani.fr/ – Chaîne : https://www.youtube.com/c/graciabejjani

6 commentaires à propos de “anthologie #40 | hypothèses (suivi de, elle aurait été écrite).”

  1. « Non pas pour qu’ils lisent ses mots, mais pour leur parler autrement, en une conversation silencieuse. Elle aurait écrit comme elle a appris à écrire, avec le sentiment de dessiner. De prendre place. Comme de marcher dans la neige et se retourner pour voir sa présence dans les pas filés derrière elle. Elle aurait écrit comme elle cuisine, reçoit, s’habille ; avec la même attention »
    La mère La fille L’Histoire La guerre. Bouleversée en te lisant . Ce livre qui s’écrit : limpide et tout à fait opaque comme le lien d’Elle et d’Elle mêlant leurs langues.

  2. beaucoup de douceur dans cette évocation de l’écrire (il me semble là bien reconnaître ton écriture…), et du lire aussi… et le doute perdure « Mais l’aurait-elle écrit ? »
    on n’est sûr de rien dans cette affaire
    ce qu’on sait en revanche, c’est que les corps gardent marques des multiples batailles vécues
    merci Gracia pour cette accumulation qui saute au visage, nul besoin de commentaires… merci

  3. tsais quoi je me suis la guerre la mère – comme un rime… (ma mère me disait « je l’ai lu, c’est bien mais ne dis pas que je l’ai lu, à personne tu me promets  » d’un petit texte que j’avais écrit sur sa mère à elle…) (après, l’énoncé des guerres donne le vertige – mais il s’agit bien et toujours de nous…) (merci à toi)

    • oh j’aime tellement la réponse de ta mère, c’est mystère qui me vient aussitôt au jeu des rimes, oui un certain mystère que cette demande de promesse. j’aime beaucoup ! merci de m’ouvrir ton monde qui résonne tant