L’auteur, ce serait l’arrière-petit-fils de Séraphine, une aïeule dont il ne saurait presque rien, si ce n’est qu’elle habitait, au début du vingtième siècle, dans ce hameau du Grabou et que dans une grotte de la forêt en contrebas une famille entière, à la même époque, avait élu domicile. Ce qui intéresserait l’auteur, ce ne serait pas de reconstituer la vie de Séraphine, du moins pas seulement cela. Ce serait plutôt d’imaginer ce qui se passait dans la tête d’une petite fille d’il y a cent-vingt ans confrontée à la misère de ces enfants forcés à dormir en pleine forêt été comme hiver. Cet auteur, il se trouverait coïncider avec l’individu qui écrit ces lignes mais ce n’est pas ce qui compte. Il ne s’agirait pas pour lui de parler d’elle mais de la faire parler, de donner la parole à quelqu’un à qui on ne l’a sans doute jamais donnée.
L’autrice, ce serait une vieille dame qui chercherait à retrouver la petite fille qu’elle avait été. Elle s’appellerait Séraphine ou Florida et changerait constamment d’identité, perdue qu’elle serait devenue à cause des affres de l’âge. Elle n’écrirait pas. Elle parlerait. Ce ne serait pas un livre. Ce serait une suite de choses dites le soir assise sur le banc de la cuisine. Séraphine raconterait l’histoire à Florida qui raconterait l’histoire à Séraphine. La petite fille parlerait à la vieille dame, les deux vieilles dames se parleraient l’une à l’autre, les deux vieilles dames parleraient aux deux petites filles qui leur répondraient tout en se parlant elles aussi l’une à l’autre. On perdrait vite le fil. Qui parle à qui ? Peu importe.
L’auteur aurait accumulé les notes, les réflexions, les articles de journaux, les livrets de famille, il aurait tenté de reconstituer l’histoire, mais devant le peu d’informations qu’il aurait eues à sa disposition, il se serait perdu dans des lectures vaguement liées à l’idée de grotte, Platon, bien sûr, et sa caverne, mais aussi José Saramago, Patrick Grainville ou encore Jean-Loïc Le Quellec, mais n’aurait pas trop su quoi faire du savoir accumulé à ce propos et aurait préféré méditer sur la consonnance mystérieuse entre les mots grotte et grotesque, son livre prenant alors la forme d’une épopée à la fois comique et savante à la recherche de l’origine perdue de l’humanité.
Ce qui se chercherait ? Un homme face aux mots, le jeu de celui-ci avec ceux-là, la défaite quand il s’agit de ne pas les garder pour soi, ces mots qui comptent, mots destinés à des yeux qui le regardent sans comprendre. Un homme face au passé, à ce qui demeure irrémédiablement enfoui tout au fond, à ces gens qui furent et qui ne sont plus, un homme qui ne chercherait pas à déterrer le passé mais à lui-même s’enterrer, de son vivant, au milieu de ces ombres qui semblent parfois s’agiter sur les parois de la pensée.
Ce livre, c’en serait plusieurs. Il y aurait la suite du livre déjà écrit, Je de mot, le jonglage intime d’un saltimbanque qui n’a trouvé que cela pour s’amuser un peu, déglinguer les expressions toutes faites, les tordre pour leur donner de nouvelles directions, les ressasser à tel point qu’elles en deviennent méconnaissables. Ce serait aussi le récit d’une rencontre : un homme et une femme. Il y aurait des mots dits par l’une, dits par l’autre, mais chacun parlerait seul. Ce serait surtout le roman de Séraphine et celui de Florida, l’histoire de ces enfants qui ont dû vivre dans une grotte parce que leur père a mené une vie de bâton de chaise (on se serait beaucoup amusé à la triturer et à la torturer, cette expression, dans le premier livre, mais ici, ce serait trop sérieux, trop grave pour qu’on la prenne à la légère, cette vie du père qui a abandonné ses enfants).
Ce livre, il aurait été écrit par mon arrière-grand-père, qui vivait au début du vingt-et-unième siècle. Il s’appelait Vincent, d’après le nom sur la couverture, et ce livre, Grottes, faisait suite, semble-t-il, à un autre livre, Grange. Un troisième livre, Grenier, semble avoir existé, mais personne n’en a jamais trouvé la trace. Ce qui est surprenant, à le feuilleter, c’est qu’il n’y est question de grottes que dans la dernière partie, alors qu’au début on raconte d’étranges histoires à propos de ce que l’auteur appelle des photocopies, une technique de l’époque qui consistait à imprimer des textes sur papier, ce qui d’ailleurs est le cas de ce livre dont il ne reste justement qu’une version en papier, l’auteur ayant, selon la légende familiale, mis le feu à tous ses ordinateurs avant de s’immoler lui-même, même si ma grand-mère prétend qu’il n’en est rien, que c’était un juste un moyen pour ce vieux fou de partir explorer des lieux plus exotiques que ces granges, grottes et greniers qui l’ont obsédé si longtemps, aller savoir pourquoi.