#anthologie #40 | corps d’hypothèses irréfutables

corps d’hypothèses 1 sur celui ou celle qui a écrit ça

hypothèse 1, première sous-hypothèse. Se faire passer pour l’auteur

Le texte n’aurait pas été écrit par moi. Mais par ma soeur ou par un frère. Ça aurait été une manière d’écrire sans s’engager, de me faire porter le chapeau, de me faire dire l’indicible, me faire formuler l’ineffable, me faire raconter l’inénarrable. C’était peut-être la seule chose à faire pour pouvoir écrire autre chose ou simplement quelque chose, puisque je n’aurais pas écrit. Jamais je n’aurais rassemblé les lignes dispersées sur des feuilles dormantes, des carnets, des post-it, les notes éparses. Et me faire parler après ma mort était une bonne idée. Ça permettait de me faire dire ce que l’on voulait. Y compris sur l’oncle dont personne ne se souvenait vraiment.

hypothèse 1, deuxième sous-hypothèse. Identifier le détournement.

Ce serait forcément quelqu’un qui a eu accès aux archives, pas seulement à la presse. Ce pourrait être une doctorante ou un doctorant en arts du spectacle, travaillant sous la direction de Pierre Philippe-Meden ou plus à distance, au sein du Collectif de recherches corps, costumes de scènes et d’écran avec Sylvie Perault, ou encore sur l’histoire de la danse avec Roland Huesca. Des documents auraient été trouvés qui n’auraient pas porté directement sur l’objet d’étude par exemple le nouveau cirque du Paris de la Belle époque ou bien encore Nijinski dans la culture française 1912-1994, ou les costumes de théâtre sur les affiches de Toulouse-Lautrec ou les photos de Nadar. Ce pourrait aussi être une archiviste qui, à temps perdu, aurait commencé à mettre de côté quelques documents, pour avoir croisé un jour une coupure de presse où l’on parlait d’elle. Elle aurait alors fait quelques recherches rapides mais suffisantes pour constater qu’il n’y avait rien de bien sérieux sur cette chanteuse? danseuse? actrice? gommeuse?. Elle aurait d’abord compilé puis classé puis, un jour, elle aurait commencé à raconter.

hypothèse 1, troisième sous-hypothèse. Une traduction

Il fallait connaître HannaH. Ce pourrait être issu du travail bien documenté d’une critique d’art qui lui aurait consacré un chapitre de son livre sur l’avant-garde ou l’underground (ce qui revient au même) de Los Angeles. Ou bien d’articles du Los Angeles Time qui auraient chroniqué ses spectacles avec Mark. Il aurait alors suffit de les traduire pour soi. Il aurait suffit d’inventer le reste.

corps d’hypothèses 2 il ne manquerait rien sinon d’écrire

hypothèse 2, première sous-hypothèse: à la suite d’un décès

Il n’y aurait pas eu grand-chose à retirer des cartons et des tiroirs. Quelques photos, quelques lettres, des papiers, des factures, du papier à en-tête de l’entreprise, quelques carnets de chantier avec cotes, mesures, liste de fournitures, numéros de téléphones. Des armoires, on aurait pu sortir des vêtements, vieux, usés pour la plupart, avec quelques chemises au cintre et sous plastique, idem pour un costume et un manteau. La salle de bain cumulait les lames de rasoir usées, les brosses à dents ébouriffées. Dans l’écurie, il y avait des tonnes d’outil, je vais vite aujourd’hui mais j’en ferai la liste, il en sortira peut-être des idées à défaut de les relier à des souvenirs.

Une fois qu’on aurait tout étalé sur la table, les canapés, les fauteuils, on aurait écrit quoi, cherché comment à identifier les personnages sur les photos? On aurait lu les lettres ou on aurait attendu, par pudeur, par peur? Peut-être que le plus facile, c’était de partir du papier à en-tête et de l’adresse, 10 rue Roger Salengro. Et des carnets de chantier, auquel on ne comprend rien.

hypothèse 2, deuxième sous-hypothèse: trois photos en cascade

La première photo est celle de Fakir Musafar, jeune. Il a vingt-neuf ans, il porte un corset et pose avec une chemise blanche rentrée dans un pantalon serré à la taille étroite. Il a un coude posé sur une table haute, l’autre est également écarté du buste, à la main, à hauteur de visage, il tient une cigarette.

La deuxième photo en est une d’Ethel Granger. Elle illustre un article intitulé « The Woman With The Smallest Waist ».

La troisième photo est celle de Polaire dont j’ai déjà parlé. 

Je fais quoi avec ça maintenant? Je raconte trois histoires? J’interroge ce qui fait qu’ils sont parfois rassemblés dans des articles consacrés au fétichisme de la taille fine? Ou je continue simplement à raconter l’histoire de Polaire et ça suffirait bien?

hypothèse 2, troisième sous-hypothèse: les artistes performeurs n’ont pas d’archives

Il les avait vus. Il avait vu HannaH, il avait vu Mark, il avait vu Ron, il avait vu Miss Davis… Quand il a voulu raconter leur histoire, il n’a trouvé que des souvenirs, les siens, ceux des amis, quelques témoignages, une interview sur YouTube, quelques coupures de presse. Sur Ron, il y a un peu plus de documentation mais tellement peu par rapport à ce qu’il a fait. Quarante ans de perfs, des galères de fric, des déménagements, des cartons qu’on transporte, qu’on stocke, qu’on oublie, qu’on jette malgré soi. Chicago, HannaH l’appelle. Elle est à la rue, homeless. Elle a besoin d’argent. Pas pour dormir, dormir, elle peut même dehors, même mal. Elle a besoin de quelques dollars pour garder la location du conteneur dans lequel elle stocke quelques archives, des photos, des carnets, des coupures de journaux, des traces d’elle artiste, de comment elle a créé, avec qui, quand? Sans ces dollars la compagnie vide le conteneur (de combien trois mètres cubes? Même pas, un mètre cube, un petit cube d’un mètre sur un mètre? Une boîte de 27 pouces sur 17 et douze et demi de hauteur, tout est là, trois fois rien, bien mieux que rien).

corps d’hypothèses 3 . échafaudages

Quel est ce projet qui n’en était pas un et qui n’a pris forme qu’au fur et à mesure des écritures quotidiennes pulsées par explosions successives générées par des consignes proprement stupéfiantes? Le jeu est-il d’ailleurs devenu projet au fur et à mesure qu’il se jouait? Rien n’est moins certain. Il n’aurait toujours pas d’objectif très précis, peut-être une vague idée, sans doute un désir empêché (pourrait-on dire emprisonné?). Les moyens de sa réalisation eux-mêmes existeraient-ils? Sauraient-ils survivre aux échéances quotidiennes d’une impulsion extérieure? Et si ces moyens se résumaient à la consigne? Sans objectifs et sans moyens, le projet tombe en poussière de rêve.

Malgré tout il était peut-être possible de ramasser cette poussière, en raclant le bureau de la tranche de la main, en en faisant un petit tas qu’on rapprocherait par balayages successifs du bord du bureau, et qu’on ramasserait ainsi dans le creux de l’autre main, avant de souffler dessus et de regarder la poussière se disperser. 

Ce ne serait pas un livre mais plusieurs livres, ou un livre fait de plusieurs livres entrecroisés dont l’auteur, ou l’autrice, ou les auteurs, ou je-ne-sais-qui seraient les seuls à saisir le lien et encore, parce qu’il n’y aurait pas forcément de lien, ou si, quand même, mais il ne serait ni nécessairement conscient ni absolument volontaire. Il faudrait sans doute se donner ses propres consignes, quitte à ne s’en donner aucune et ne pas se poser de questions, ne pas chercher à comprendre. « Il n’y a rien à comprendre, dit l’allumeur. La consigne c’est la consigne ».

Ce pourrait être un patchwork, pas un puzzle. Ce pourrait être aussi le compendium non pas d’une vie mais de traces de vies. Un épitomé, oui, ce serait sans doute un épitomé, une juxtaposition d’épitomés. L’auteur serait un ou une ou des épitomistes. C’est cela. Il s’agirait de raconter des histoires, de les résumer, parce qu’aucune ne saurait être épuisée. Il faudrait donc prélever dans les traces non pas ce qu’il reste, mais ce qu’il manque, et, de là, échafauder une trame ajourée. Peut-être chercher du côté de Carver.

corps d’hypothèses 4. dans le bordel d’un bureau

Ce serait complètement incompréhensible. Ce livre n’aurait aucun sens, aucune forme, aucun format, ne serait d’aucun genre. Il n’aurait pas pu être trouvé tel quel puisqu’il n’existerait pas. Il aurait donc fallu la mort de l’auteur ou de quelqu’un qui n’aurait peut-être pas écrit lui ou elle-même mais qui aurait non pas rassemblé (il y a déjà là une intention, un souci, une obsession peut-être), mais ramassé, stocké, empilé en des piles sans ordre. Ce serait dans un capharnaüm bouillonnant avec des pochettes à rabat, des sous-chemises, des papiers entassés, des carnets dans des caisses en bois, empilés sur les livres, entassés dans des sacs de course, des cahiers de tout format, des classeurs avec pochettes plastiques, des parapheurs, des cartables, des sacs à dos, c’est dingue tout ce qui aurait contenu les traces du livre.

Pour le constituer, ce livre, il aurait fallu aussi lire toutes les notes sur l’ordinateur, les disques durs, le stockage en ligne, les applications du smartphone, les notes de blog, tout. Au hasard d’abord. Il faudrait commencer au hasard. Lire ici, là, prendre un carnet, le lire intégralement, en extraire des dates, des phrases jetées là, des réflexions, des citations, des pensées, des idées (parfois percutantes, parfois déroutantes, parfois dérangeantes). Prendre un autre carnet, rangé ailleurs, dans une autre pile, dans une autre boîte, un autre tiroir, un autre cartable. Ouvrir un cahier, tenter la chronologie, y renoncer. Trier les papiers, ceux sur lesquels des textes ont été écrits ou commencés. Trouver les idées qui se répètent, écrites avec des encres, sur des feuilles différentes. Ce serait une manière de se dire, là, commence le chapitre. On pourrait lui donner un titre.

Et puis, il aurait fallu prendre les livres de la bibliothèque, un à un, les feuilleter, relever tout ce qui y a été annoté, souligné, surligné. En retrouver les traces dans les notes lues ci-dessus. Il y aurait un lien très direct entre certaines oeuvres et des notes retrouvées, peut-être pas des pastiches mais des influences nettes et puis des ouvertures. Une phrase soulignée retrouvée sur un tweet, sur une publication facebook, en exergue d’un texte, commentée dans un autre, glissée dans une lettre pour colorer une émotion, utilisée pour un titre probable.

Et les images, il ne faudrait pas oublier le corpus d’image (illustration? couverture?) et leur usage (comment était-elles conservées, dans des pochettes thématiques? des cartons d’archives, dans le dossier images de l’ordinateur, sur One drive, Google, Photos, Flickr, Insta?), s’apercevoir qu’il y en avait partout et qu’elles se croisent avec les textes qu’elles ne rencontraient pourtant jamais. Il y aurait peu de production associant images et textes, quelques archives de blogs sous diverses identités mais rien de bien solides. Et pourtant, en s’y prenant bien, on verrait une couv, une belle couv avec un bon titre et un nom d’auteur, enfin.

(To be continued)

2 commentaires à propos de “#anthologie #40 | corps d’hypothèses irréfutables”

  1. …impression de dévaler une montagne et d’arriver dans la plaine avec tout ce qu’il faut pour … voir qu’il est là le… sacré livre.. ou le livre sacré?!! merci pour ce voyage!! hâte de te lire!!

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