Je cherchais un livre dans ma bibliothèque (était-ce un précis de science-fiction ou un exposé de quelques théories spatio-temporelles ?) et je suis tombé dessus. Vous savez, les livres qui se cachent derrière les livres, ceux qu’on croit perdus parce qu’ils sont rangés à l’abri des regards, couchés derrière d’épais volumes debout sur leur tranche dans un renfoncement improbable, ceux qu’on a oubliés jusqu’à cet instant où leur titre réveille en nous un lointain et très vague souvenir. Quatre volumes, pas très grands mais assez épais. Le Registre des hypothèses, tomes 1 à 4, étaient pour un auteur ce qu’un trousseau de clefs est pour un serrurier : une façon supposée simple d’ouvrir les portes.
Je me suis allongé devant ma bibliothèque avec les quatre volumes que j’ai posés près de moi. C’était le matin. J’ai pris le premier livre, celui du dessus, j’ai épousseté la couverture et je l’ai ouvert. Le tome 1 du Registre des hypothèses parlait de l’auteur. Il parlait de moi.
Je serais peut-être un vieil homme enfermé dans mon appartement. Depuis tellement longtemps que je ne me rappellerais pas n’avoir jamais rencontré une vraie personne. Quelqu’un qui se serait assis en face de moi et avec qui j’aurais pu parler de la vie. De ma vie entre les quatre murs de ma chambre, de mon petit salon, de ma cuisine. Par la fenêtre, je ne verrais que le ciel. Chaque matin, je trouverais sur la table de ma cuisine, de quoi manger pour la journée et les médicaments que je devrais prendre. Je ne les prendrais plus depuis longtemps, je les jetterais dans les toilettes. Je ne saurais plus si les souvenirs qui m’effleureraient, ceux que je garderais de mon enfance, seraient bien réels. Ils seraient peut-être nés sur l’écran de l’ordinateur que j’aurais devant moi et sur le clavier duquel mes doigts joueraient à se courir après.
Je serais peut-être une jeune femme à la vie contraire. Directrice financière, mariée, deux enfants, deux amants, deux visages si contraires que ma double vie me serait devenue commune. Chaque soir, je volerais une heure au temps de mon existence de femme extravertie pour m’enfermer dans une chambre de bonne que je louerais anonymement. Et j’écrirais. Une table, une chaise et une vieille Underwood, la même qu’Hemingway, et je noircirais des pages que je taperais. Je ne me relirais jamais, j’amasserais. Tous les mois, je ferais un tas que je ficellerais. Je noterais au crayon le mois et l’année en cours et j’emporterais le paquet de feuilles que j’irais déposer dans le coffre-fort d’une banque voisine.
Je serais peut-être plusieurs. Je serais un groupe de jeunes filles et de jeunes hommes qui se retrouveraient le soir assis en rond par terre sur un tapis indien en buvant des bières. Ou du thé ou de la citronnade. Je serais un groupe de jeunes écrivains qui mettraient leurs talents naissants en commun pour faire naître cette histoire. J’aurais tant de mains, de regards, de cœurs, de pensées. Je suivrais la pensée de l’un avant de sauter sur celle de l’autre, de jongler avec l’espoir d’icelle au sourire affiché, de me plonger dans les souvenirs d’icelui si ténébreux. Je serais un tout, je serais un pluriel, je serais une multiplication.
C’était le soir. J’ai posé le livre sur le sol et je me suis endormi.
Lorsque je me suis réveillé, j’ai saisi le livre suivant. C’était le matin. J’ai enlevé la poussière avec la tranche de la main et je l’ai ouvert. Le tome 2 du Registre des hypothèses me parlait de ce vieux manuscrit que j’ai trouvé. Incomplet et inachevé. Il me parlait de ce que je n’avais pas écrit.
Les feuilles jaunies seraient recouvertes d’une écriture étrange. Les feuilles brunes seraient à peine lisibles. Les feuilles d’un blanc éclatant seraient soigneusement empilées et reliées par d’élégantes agrafes en cuivre.
L’encre violette tracerait quelques volutes dans les rares espaces dégagés que l’écriture compacte et appliquée aurait oubliés. Les caractères du tapuscrit empliraient la totalité de la page, mises à part d’étroites marges laissées libres sur le bord de la feuille. Les mots et les phrases contourneraient des dessins épars, parfois juste une silhouette mal ajustée d’un personnage évoqué, parfois un dessin plus sophistiqué révélant moult détails et même coloré.
La suite des textes présentés ne serait pas toujours respectée. Certains textes se poursuivraient avec une logique évidente quand d’autres sauteraient d’un univers à un autre d’un bond mystérieux.
Avant l’écriture du manuscrit, pourtant, l’auteur aurait eu pour ambition d’écrire une histoire simple écrite au présent et à la première personne. Pendant l’écriture du manuscrit, l’écrivain aurait été frappé par un mal étrange lui faisant perdre le cours du temps. Il se serait perdu entre passé et conditionnel dans un futur incertain (je n’oserais pas dire imparfait). Après son écriture, le manuscrit aurait disparu. Les pages se seraient envolées et dispersées derrière chaque ligne d’horizon. On l’aurait retrouvé sous cette forme incomplète et inachevée, sans savoir comment il aurait été réuni. Ni ce que sont devenues les histoires envolées, ni même si elles ont été racontées.
C’était le soir. J’ai posé le livre sur le sol et me suis de nouveau endormi.
Lorsque je me suis réveillé, j’ai saisi le livre suivant. C’était le matin du troisième jour. J’ai enlevé la poussière avec la tranche de la main et je l’ai ouvert. Le tome 3 du Registre de hypothèses me parlait du livre que j’avais écrit. Il expliquait ce qu’il y avait à l’intérieur. Il racontait ce qu’il y avait dedans. Il le racontait.
Ce serait l’histoire d’hommes qui voudraient remonter le temps. Était-il vraiment un homme ? Il en aurait l’apparence. Dans le manuscrit tel qu’il m’a été confié, il y aurait deux hommes. L’un serait le narrateur. Il serait celui qui a écrit, il serait moi. J’aurais quatre-vingt-dix ans et je jouerais avec ma mémoire pour la retrouver. J’aurais dix ans et j’imaginerais les souvenirs d’une vie que je n’ai pas encore vécue. J’aurais une soixantaine d’années et je voudrais remonter le temps jusqu’à mes vingt ans. À cet âge, j’aurais été amoureux d’une jeune danseuse du nom d’Esther, mais je ne saurais pas si ces souvenirs seraient bien réels. Je me demanderais si je n’aurais pas inventé cette histoire, je ne connaitrais pas la part du réel. Esther aurait été le centre de ma vie. Esther n’aurait pas été. Esther n’aurait été qu’une ombre qui passe. Il y aurait des souvenirs vrais, d’autres inventés. Il y aurait des histoires avec Esther et des histoires sans Esther mais je n’arriverais pas à discerner le vrai du faux. Un jour, je rencontrerais un homme qui, lui aussi, voudrait remonter le temps. Ce ne serait pas pour la même raison (le manuscrit n’en parle pas, les pages l’expliquant sont manquantes). Ensemble, nous remonterions le temps très loin, d’autres lieux, d’autres époques. Ensemble, nous découvririons l’aspect chaotique voire anarchique du temps, nous vivrions des situations relevant de la science-fiction, nous explorerions un univers fantastique. Nous ne bougerions pas du bar où nous serions attablés, nous ne ferions que parler. Beaucoup de pages ne seraient pas encore écrites, à moins qu’elles se soient perdues. Il manquerait des passerelles, des transitions. Il manquerait aussi la fin de l’histoire qui devrait ressembler au début parce que le temps se serait perdu. L’histoire finirait sur moi qui voudrais revenir en arrière pour retrouver Esther. Mais il y aurait tellement de pages blanches.
C’était le soir. J’ai posé le livre sur le sol et me suis encore endormi.
Lorsque je me suis réveillé, j’ai pris le dernier livre. C’était le matin du quatrième jour. J’ai enlevé la poussière avec la tranche de la main et je l’ai ouvert. Le tome 4 du Registre des hypothèses était un livre à rebours. Il mettait en lumière les vides, comme quand on fait passer une bougie derrière une étoffe trouée. C’était un amas de textes, un livre en morceaux. Je voyais les passerelles en filigranes, les châteaux à construire, les îles à faire surgir.
La danse serait au centre d’une partie importante que, dans ce manuscrit imparfait, je trouvais en premier. Cette partie ferait appel à d’autres textes, d’autres manuscrits plus anciens que j’aurais déjà écrits dans une autre vie. Il y serait question d’Esther et de moi. Il y serait question de cette quête de réalité dans le cours du temps. La danse pour habiter le temps, suivre les mots de Paul Valéry et de Valère Novarina. Il resterait des édifices à construire sur l’île encore sauvage. Des souvenirs à collecter, des situations avec et sans Esther à épuiser. Des questions à affiner. Pour faire de cette partie un itinéraire depuis l’homme que je suis aujourd’hui (qui pianote sur le clavier de son ordinateur) jusqu’à celui qui aurait été avec ou sans Esther. Des souvenirs au futur, des souvenirs au conditionnel.
Dans une autre partie du manuscrit, j’aurais suivi un homme qui, lui aussi, aurait voulu revenir en arrière. J’aurais marché dans ses pas. J’aurais visité des situations (étaient-ce des souvenirs ?), des époques. Depuis l’instant où l’homme aurait pris la décision de revenir en arrière jusqu’à nous perdre dans le temps, nous aurions marché dans l’inconnu. J’aurais respiré l’odeur du temps.
Enfin, je me serais perdu dans un temps qui n’aurait pas de chronologie, pas de passé ni de futur. Le temps comme un ciel étoilé.
J’ai posé le livre. Je trouvais tout ça bien compliqué. Il est probable que je n’aie pas bien compris que ce que j’avais lu dans ce Registre des hypothèses. Je décidais de laisser le temps polir les traces qu’il avait laissées dans mon esprit. Dans quelques jours, sans aucun doute, je comprendrais mieux ce que ces livres ont voulu me dire. Et je me suis endormi à nouveau.
Quatre jours de réflexion en une nuit, fasse que le temps polisse rapidement les traces pour connaître la suite. Merci Jean-Luc pour ces textes.
Merci Noëlle. Comme d’autres (toi peut-être ?), je finis ces 40 jours un peu lessivé. Merci encore.
oh ces auteurs possibles, tellement donnés à voir ! superbe et ces cheminements entre deux endormissements, merci !
J’ai lu avec avidité ta description des quatre volumes du Registre des hypothèses, qui font naître un univers allant se démultipliant. Comme on attend avec impatience la suite à ton prochain réveil !
Merci Jean-Luc, superbe! quelle matière à rêver .
Les feuillets traités comme des liasses de billets mis à l’abri, ou alors soudainement envolés, jamais lus à personne, perdus dans l’espace infini… et on rêve de retrouver Esther nous aussi… et on entame sans sourciller le dernier tome au matin du quatrième jour et on se perdrait dans le temps
je me raccroche au « temps comme un ciel étoilé »
oh la la quel voyage! merci JLuc