Habiter une chambre à 100 dollars le mois, y entretenir son décalage horaire pendant deux ans, aucun rythme de vie, ne plus savoir le nom des jours, attendre n’importe quand la tombée de la nuit, se dire qu’on est parti si loin pour s’enfermer entre quatre murs, à l’abri de la langue étrangère, de l’autre, toujours menaçant, il a beau sourire et dire bonjour, l’éviter à tout prix, esquiver son regard, sa curiosité. S’enfermer là, sans table ni chaise, juste un matelas par terre, la valise devant, ouverte sur les vêtements et les quelques livres sauvés. Penser à tous ceux restés là-bas. Habiter ici, où l’absence de bibliothèque règne.
Habiter l’apart duquel on s’est enfui, retrouver sa chambre intacte, la reconnaitre sans que rien ne remonte dans le ventre, il y a bien une ou deux bribes survivantes, vagues souvenirs, mais on dirait qu’il s’agit du passé d’un autre. C’est à en douter de son identité, du prénom par lequel la voix de la veille dame m’appelle derrière la porte.
Habiter les hôtels à l’heure, lits de passages. draps en sueur, bruit de ventilateurs… C’est comme si toutes ces chambres réunies en formaient une, une chambre mobile, hors du temps, dans un hôtel qui à chaque visite change de nom, d’adresse. Une après-midi, une matinée, rarement la nuit, on s’y rencontre en douce, on y écrit seul, à l’oubli de tous. L’inconnu des pièces m’est toujours familier. Je n’ai jamais eu à être quelqu’un pour m’y sentir chez moi. On doit quand même laisser son passeport à la réception, le temps du séjour, laisser son identité à l’entrée, n’être enfin personne pour quelques heures, et la récupérer à la sortie.
Je sais mieux faire l’amour dans un lit inconnu que dans le mien. J’habite mieux mon corps sans papier.
Habiter un village où je n’ai jamais vu personne, pas de commerce, pas d’arrêt de bus, un tennis abandonné, une cabine téléphone au combiné arraché, une église fermée, un cimetière. Ne s’être jamais senti aussi seul qu’ici dehors, sous les frênes. Les
plus beaux ciels étoilés de ma vie, les plus effrayants aussi. L’horizon une impasse. Le suicide n’est plus seulement une idée. Le corps retrouvé là, comme un lièvre mort dans le champ.
Qui habite encore la maison vide ? J’y suis retourné pour la vendre. En entrant, j’y distinguais un absent. Il était partout, dans la cuisine, devant la cheminée, allongé dans le lit encore fait.
Ce n’est pas les lieux mais les vivants que les morts habitent. On les porte tant bien que mal, on retranscrit leurs gestes dans nos visions, leurs voix dans nos écrits.
Habiter le préau, juste en bas, le matelas une place, la boite en plastique dans lequel on a mangé avant de s’endormir, très tard, quand la fatigue a réussi à venir à bout de la peur. Le visage caché sous le duvet, les chaussettes dépassent, seule preuve qu’il y a bien quelqu’un allongé là. Pas de chaussures. Ou bien cachées elles aussi, de peur de se faire voler. Ça a dû déjà arriver. Et se retrouver sans chaussures, rien de pire. Ce n’est pas tant de marcher sans. Après tout, suffit de bien choisir son trajet, des trottoirs sans graviers, et c’est pas si désagréable que ça tant qu’il ne pleut pas. On se sent même plus connecté avec la terre. Mais le regard des gens, l’attention portée sur les chaussettes, c’est insupportable, ça fait même hésiter à oser se relever.
Elle habite seule depuis au moins une trentaine d’années. Quand nous avons emménagé, elle était déjà là. On s’était croisés du regard, sans insistance ni curiosité. J’étais ado, elle avait une cinquantaine d’années. Rien ne nous destinait à nous connaitre. La rue Ritay nous séparait. Elle nous sépare encore. Elle habite la façade en face. Aujourd’hui, alors que je rends visite à ma mère en France, nous nous sommes croisés à nouveau du regard alors que je séchais le linge sur le balcon. Nous nous sommes vus. Aucun signe, aucun sourire, mais la certitude de s’être reconnus. Je ne sais rien d’elle, je ne l’ai absolument jamais vue avec quelqu’un. Pas d’ami, pas de famille, à croire qu’elle vient de nulle part. Elle mange toujours dos à la fenêtre, sous son poster de Daniel Craig. Les cheveux ont blanchi mais elle n’a pas changé. On dirait juste qu’elle a un peu déteint, perdu de sa couleur, comme une vieille photo. Je ne l’ai jamais rencontrée ailleurs que dans sa façade. À croire qu’elle n’existe qu’ici, et que je suis le seul à savoir. Je réalise aujourd’hui combien elle a habité ma vie sans même m’en apercevoir.
Et moi, j’habite à mon insu la vie de quel étranger ?
très beau texte
Longtemps que je ne vous avais pas croisé. Heureux que ce soit par ici. Merci pour la lecture.
Très émouvant, ces lieux qu’on traverse et qui nous habitent. merci
Merci du signe. Bon atelier à vous !
Hochements de tête comme à l’église à chacun de tes fragments. La dernière question va me hanter quelques jours je pense.
Toujours très touchée par vos texte… leur singularité, la sensibilité, les images, votre regard sur les choses, le monde.
Coup de cœur pour les fragments 2, 6 et 9.
Merci.
Beaucoup de subtilité, de délicate mélancolie dans cette façon d’habiter.