Dans l’histoire d’avant mon histoire, la mère part le soir. Elle part sans que l’enfant sache le départ de sa mère. La buée frêle du souffle sur le velux du salon. Dans l’autre pièce l’enfant et l’envie qui te tord le ventre d’en finir avec tout ça. De partir pour de bon. Difficile de repousser la fatigue et les idées noires. Nuits de sueur sur le monde trop petit, le canapé étroit, barricade de cartons pour ne pas s’installer – vers où aller alors – prémisses déjà de la maison, du vide à venir, des nuits froides de sueur quand tu comptes les jours de son retour. Rester caché dans l’ombre du petit couloir et observer la frénésie des doigts qui arrachent les cils, grattent le blanc, la poudre des plaques dans les cheveux. Les trous dans la mémoire, quand tu ressasses les nuits de sueur d’un corps à l’inconfort.
Souvent tu descends trop vite pour les petites jambes le chemin bordé d’arbres. À la vue du rempart métallique, déjà les pas qui s’accélèrent quand tu passes devant la grande demeure. L’envol des chiens noirs, attachés, pierre au cou, et la furie à même la gueule, les pattes épuisées d’avoir tenté la course avec le corps tant aimé, qu’on observe de loin triompher de la bête violente. À l’arrivée, puiser le courage du fond de son enfance, et remonter avec toi cette rue, à la tombée du noir, avec le loup à mes dépens. Quelque chose qui remue sur ce chemin tentaculaire. S’emmailloter de ta présence, et soutenir l’attente, tout le jour, de ton retour.
Dans la baignoire sabot, le vase renversé. La peur d’être seule. Les feuilles et les fleurs qui flottent à la surface de l’eau. Mais tu n’as plus peur de ton reflet. Tu fais face à l’eau avant de t’immerger. Tu pourrais bien remplir tes poumons jusqu’à plus soif. Toi, devant le miroir déformant de l’onde, avec le bleu infini du ciel derrière la petite fenêtre. D’ici, on pouvait voir tout le terrain. La pelouse, avec au milieu les barres d’immeubles. Oranges tous. La cité-jardin. La pente qui descendait doucement de la Butte jusqu’au lac. Les balançoires. La joie des grands chemins. Le lac à l’arrivée, qui s’étendait vers une autre rive, où on apercevait d’autres barres d’immeubles. D’autres maisons, plus loin. De chaque côté de la Butte, la forêt. C’est une route de béton qui traverse, hors de toute cette nature. Durant le jour, quand tu es là, il faut choisir entre les baignades dans le lac, les promenades en forêt, la lecture d’un roman ou le sommeil à rattraper. Il y a beaucoup de temps. Tu fumes des Rothmans rouge. Tu es bien. Sur le bord, tu laisses pendre tes pieds dans l’eau. Tu ne frissonnes pas quand des enfants te frôlent.
Après le départ dans le petit deux-pièces, tu n’as plus répondu au téléphone. Tu es partie sans te retourner, sans ouvrir les cartons, sans même sortir les livres que je répandais sur le sol pour attirer ton attention. Tu as quitté le Vieux-Port. Sa Chaîne et sa Lanterne dans l’oubli du père et de l’enfant. Tu étais tout l’inconnu assemblé en un seul corps. Tu le restes encore aujourd’hui. Ta vie a changé. Nous vivions dans ton monde, dans tes tristesses, avec les piles d’assiettes entassées dans l’évier. La puanteur qui en résultait. Les mouches. La moisissure. Tes sommeils interminables. Parfois tout le jour. Et les nuits de solitude aussi, d’angoisse, passées à t’attendre, calfeutré sous une couverture, près de la grande affiche aux monstres – les marionnettes de Dominique Houdart – qu’il t’avait volée à la maison de la culture cet été-là. Souvenir de votre rencontre.
Ces réveils sans personne pour me regarder. Ces promenades sans personne pour nous voir fondre en larmes. Le retour au milieu de cette butte de béton, son architecture moderniste, la richesse de sa composition urbaine, reflet de ce rêve inaltérable d’offrir du beau pour les prolos. Ici, je peux passer en revue mes souvenirs d’enfance avec toi, ton basculement dans le temps, dans la folie. Les journées interminables à l’appartement où l’odeur de tabac froid stagnait dans l’air humide. Les murs suintants de moisissure. Le défilé des amants sans cesse renouvelé. Les cendriers remplis dans le salon de l’appartement vide. Toujours vide. Et le chemin parcouru jusqu’à ma vingtième année. Ici, je peux faire revivre ton image et recopier les phrases que tu laissais traîner sur la table du salon. Si ta vie ne s’était pas entièrement arrêtée là-bas avec lui, rien de tout cela ne serait arrivé. Je n’aurais pas eu à le rencontrer. Ni à scander tes mots comme des poèmes.
Le dernier poème connu de Sylvia Plath, « Edge », « Extrémité » ou « Seuil », écrit le 5 février 1963, dessine le portrait d’une femme arrivée aux limites du langage, que rien ni personne ne semble pouvoir secourir. Les premiers mots commencent par l’évocation de la mort propre, avec une référence peut-être à Médée : « Voici parfaite la femme. / Mort, // Son corps arbore le sourire de l’accomplissement ; / L’illusion d’une nécessité grecque // Flotte parmi les volutes de sa toge ; / Ses pieds // Nus semblent dire : / Nous sommes arrivés jusqu’ici, c’est fini // (…) ».
4 commentaires à propos de “#anthologie #39 | Trou de mémoire”
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Très dense et très fort Camille, ça résonne beaucoup et même si « dans l’histoire avant mon histoire » met une distance et les changements de points de vue, on est englouti dans ces attentes et ces solitudes, merci!
Merci Nolwenn on essaie de finir comme on peut et on va essayer d’accumuler ensuite de désherber de tailler d’amplifier de réécrire de monter toute cette matière accumulée depuis quarante jours. Et évidemment lire beaucoup lire les compagnons du TL, discuter de nos textes, de nos expériences, de nos montages et du reste. Merci merci fort pour ces mots qui aident tellement à aller chercher l’énergie en cette fin de cycle. À bientôt dans tes textes !
Camille ton écriture est vraiment à poursuivre, tout cela est un projet qui nous tiens en tension à chaque fois, immergés dans cette mère et dans les émotions de cet enfant, nous devenons cette femme et cet enfant par ton écriture et portons ce fardeau avec toi, avec eux. Merci pour tout cela, Camille, poursuis, même maintenant que c’est la rentrée, nous devons tenir le fil de cela, c’est vital.
« Ces réveils sans personne pour me regarder » je te lis ce matin . Je rejoins ton urgence d’écrire et sa patience, sa violence pesée en mots, creusée en phrase, entre jaillissement et lente fermentation. Une lecture si intense. Pas encore lu les pdf (sans doute trop préoccupée par le mien) . Bonne rentrée et surtout du temps d’ecrire.